Au bout du fil
Un des trucs les plus pète-couilles à mon poste actuel (donc mon ancien nouveau job, pas le nouveau nouveau job, que je n'ai pas encore commencé, mais ça ne saurait tarder), c'est quand un client se présente parce qu'il a perdu son copain Boulet dans le magasin, et du coup il faut qu'on l'appelle. Je ne passe pas les messages (putain, Dieu merci !) : mon rôle se limite à appeler le service clientèle, qui met quinze plombes à répondre, pendant que le client trépigne et me lance des regards méchants, genre je fais tout mon possible pour lui gâcher la vie. Ensuite quand ça décroche, je leur explique qu'il faut faire un appel magasin, ils prennent leur micro, vont s'enfermer dans une pièce complètement hermétique, pour qu'il n'y ait pas de bruits parasites, et ils le passent leur message très très vite pour se dépêcher de sortir, parce que sinon ils meurent asphyxiés.
J'ai assez rapidement appris de mes erreurs. Au début, quand les gens me disaient "je pirrrdiou mon ami, vous pivez l'appiouler s'il vus plait ?", je leur répondais "oui bien sûr, il s'appelle comment ?", en composant déjà le numéro, comme ça, le temps qu'ils décrochent j'étais tout prêt.
Le problème, c'est que souvent, on me répondait un truc du genre "Strkwghtzlk Wolgrzqxpti", avec un grand sourire. Alors là, je me trouvais bête. Je souriais aussi. Je demandais de répéter, toujours en souriant. Et on me répétait : Strkwghtzlk Wolgrzqxpti. Alors j'essayais de retenir en gros la prononciation, Tina Arena arrive bien à chanter en français comme ça, et je ne crois pas être plus bête qu'elle, ça me ferait mal. Mais le temps que le service clientèle réponde, j'avais eu le temps d'oublier trente mille fois les sons que j'avais entendus. Plus bête que Tina Arena.
Alors maintenant, trop fort le mec, quand on vient me voir pour les messages, je tends mon petit bloc d'une main, je compose le numéro de l'autre, et je demande aux gens de m'écrire le nom de la personne. Après, y'a plus qu'à attendre que ça décroche, je leur prononce très vite ce qui est écrit, en épelant bien le nom. Hop, je me suis débarrassé du bébé les doigts dans le nez.
Mais en apprenant des erreurs desquelles j'avais déjà appris, je me suis rendu compte que c'était has-been de faire passer des messages dans le magasin : six fois sur sept (j'ai compté), quand un couple se perd dans le magasin, un des deux va chercher l'autre dans tous les étages, logique, pendant que sa moitié l'attendra dehors, ce qui semble moins logique, et qui diminue de beaucoup l'utilité des messages, qui ne sont malheureusement pas diffusés dans tout Paris.
Alors, j'ai découvert qu'il y avait une alternative à ces appels au micro. La première fois, c'est une petite dame enceinte jusqu'aux yeux qui m'y a fait penser. Le magasin était fermé depuis dix minutes. Elle cherchait son mari. Deux solutions s'offraient à moi. Soit je faisais passer un appel, j'attendais avec elle parce que je n'ai pas le droit de fermer l'accueil tant qu'il y a un client, on risquait d'y passer la nuit parce que son mari s'était sûrement fait sortir par la sécurité, rapport à la fermeture, tout ça... Soit :
Et depuis ce jour, quand quelqu'un est vraiment désespéré, et encore plus quand il est mignon (ce qui veut dire que ça n'arrive pas souvent), je propose de prêter mon portable, ou encore mieux, j'attends qu'ils réclament, mendient, et supplient. J'aime les voir ramper à genoux en se traînant avec les coudes devant moi, et me proposer de me payer une communication qui ne me coûte rien.
Et à chaque fois, au moment où j'ouvre le tiroir pour attraper mon téléphone, je me souviens. Et merde. Je sais pas trop de quoi j'ai le plus honte. Du vieux téléphone de merde dans son ensemble, de cet étrange vestige de la fin du vingtième siècle ? Ou alors, de son écran monochrome -ou bichrome, si on considère que "vert" et "vert plus clair" ça fait deux couleurs ? Et en fait non, à chaque fois, la plus grosse affiche c'est quand même mon petit Winnie déguisé en dauphin, accessoire überviril s'il en est. Bien sûr, je pourrais essayer d'expliquer que c'était un souvenir de Copenhague, que c'était rigolo sur le coup, et que pour une raison qui m'échappe, j'avais voulu l'accrocher à mon téléphone. J'avais du mal, alors Lapin m'avait aidé, en y passant lui aussi dix minutes, et du coup je n'ai jamais osé l'enlever, pour ne pas le vexer.
Peut-être que les gens comprendraient, expliqué comme ça ? Et puis je me tais. J'ai un Winnie déguisé en dauphin accroché à un vieux Nokia monochrome. Est-ce que je peux vraiment dire quoi que ce soit pour m'en sortir ?