Il n'y a que des sottes gens
Mon plus grand drame, c'est de ne pas savoir quoi faire comme boulot, ni même de ma vie. Bien sûr, je pourrais en parler à tous les gens que je rencontre, au cas où quelqu'un aurait une idée de génie à me proposer, la vision des choses qui éclairera toute mon existence sous un jour nouveau et me fera dire "mais oui, c'est ça que je veux faire !". Mais en plus de ne pas être du genre à aller parler aux autres de mes soucis, je me suis rendu compte, malin que je suis, que les gens ont tous la même réponse face à ce problème. Enfin non, pas une réponse, une question. Parce que les gens, c'est trop des surdoués, ils savent présenter l'équation simplement, et ils pensent à poser la question fatale, qui bien sûr ne m'était jamais venue à l'esprit avant leur brillante intervention :
Sur un ton condescendant insupportable, avec un sourire satisfait et agacé. Satisfait d'être le petit génie qui va trancher mon nœud gordien, et agacé, parce que franchement si je ne trouve pas, c'est que je n'y mets pas du mien, je pourrais être comme tout le monde et avoir imaginé ma carrière de juriste depuis le collège, quand même ! C'est pour ne plus voir ce sourire ni entendre cette question qu'à chaque fois que le sujet pointe le bout de son vilain museau, je sors un mouchoir de ma manche, ou je me fous à poil, pour faire diversion. Et en général, ça marche plutôt bien.
Ca m'évite d'avoir à me sentir un peu plus un loser à chaque fois, d'avoir à expliquer pour la enième fois que non, je ne sais pas ce que je veux faire, ce que j'aime ou ce qui me plaît, et de voir qu'en face on s'imagine que je suis un gros flemmard qui ne veut même pas se sortir les doigts du slip trois secondes pour se trouver un vrai job, alors que c'est franchement pas sorcier.
C'est aussi pour ça qu'Happy Time est si confortable. Je fais mes petites affaires tranquillement, en étant juste assez occupé pour ne pas déprimer à me dire qu'il faut trouver un vrai boulot, parce que eh, j'en ai un ! Le travail est rigolo, pas trop stressant, avec des horaires assez arrangeants... Bref, le petit boulot de rêve.
L'ennui, c'est qu'autour de moi personne ne loupe une occasion de me rappeler que c'est un petit boulot. Chaque fois que je vois ma mère, dans les dix minutes elle va me parler de mon petit salaire d'un ton chagriné, et en remettre une couche avec la régularité d'une horloge suisse, mes grands-parents proposent tout le temps de me payer pour reprendre des études, n'importe quoi, pourvu que ça soit autre chose...
Et plus le temps passe, plus mes compagnons d'infortune trouvent des vrais jobs, arrêtent d'être des pires losers que moi, et ça n'aide pas mon moral. Surtout que grâce à ce formidable outil qu'est facebook, je retrouve la trace de pleeein de copains d'école qui forcément ont tous des situations de rêve : "je viens de monter ma boîte ça marche super", "on vient de me nommer à la tête d'une chaîne de télé câblée", "je suis l'assistant personnel de Chris Evans, c'est vraiment l'enfer ma vie, je te raconte même pas", "j'ai trouvé par hasard un job de voyageuse temporelle, d'ailleurs je pars avant-hier poser pour De Vinci, en fait la Joconde c'est moi".
Pourtant, c'est pas faute d'avoir eu des idées et des projets fous. Depuis mon entrée en seconde (putain, en 1996, non mais je veux dire quoi, je suis entré au lycée il y a douze ans !), je me suis vu -dans le désordre- astronaute, avocat, journaliste, entrepreneur de pompes funèbres, patron de bar, prof, conseiller d'orientation, sans oublier le projet récurrent de fuite à l'étranger : en Australie, en Angleterre, au Danemark... Comme je suis quelqu'un de très constant, courageux et optimiste, chaque projet a eu une durée de vie approximative d'un mois, avant abandon total et re-déprime parce que "je trouverai jamais ma voiiie".
Surtout que chaque abandon est suivi des gros yeux pleins de reproches de la famille, et de l'inéluctable question, "mais tu vas faire quoi maintenant ?". Ben continuer Happy Time, mais ça n'a pas l'air de compter pour "faire quelque chose"... C'est dire si j'étais content de moi, avec mon projet de tourisme. Un vrai boulot, dont on peut parler la tête haute, un vrai avenir, quoi ! Je me voyais déjà tout ébloui par l'étincelle de fierté que j'allais allumer dans les yeux de mes parents, qui depuis le début me poussent à trouver autre chose que ce "boulot minable". J'imaginais une scène bien gnian-gnian quand je leur en parlerai, où tout le monde se tomberait dans les bras les uns des autres en pleurant, genre "le retour du fils prodigue", avec si possible un accompagnement au violon, des ralentis et une image grainée.
C'est dire si je me suis senti soutenu et encouragé quand mon père comme ma mère m'ont demandé du bout des lèvres, comme s'ils parlaient de fist-fucking : "le... tourisme...? Mais... Ca mène à quelque chose ?".
La fuite à l'étranger, donc.