Ok+ / Ok-

Vendredi, j'étais en formation pour apprendre à gérer les situations difficiles et les clients agressifs. Ca tombe à point nommé : depuis janvier c'était quasiment l'intitulé de mon job, et maintenant avec mon nouveau poste je n'ai plus aucun contact avec la clientèle. Mais mieux vaut tard que jamais, et comme l'a dit la formatrice : "ce qu'on va apprendre aujourd'hui pourra toujours vous resservir". Je savais avant d'y aller que ça allait être bidon. Tous ceux à qui j'en avais parlé avaient la même réaction : un grand éclat de rire, un petit air désolé, et parfois ce geste étrange : les deux poings fermés, les pouces levés, et ils se regardaient en rigolant et en s'échangeant des "ok+ / ok+ ! Hihi moi je suis plutôt ok+ / ok- !". Je me sentais un peu mis à l'écart, avec leur très private joke. Mais bientôt, moi aussi je pourrais la faire !

Comprendre une blague est une motivation très légère, alors j'y suis allé en traînant la patte, ce qui ne m'a pas empêché d'arriver dans les premiers, pile en même temps qu'une de mes collègues très sympathique et que je viens de découvrir, (en plus elle me trouve très beau et me couvre de compliments, mais je la soupçonne fort d'être lesbienne, on ne me la refera plus), mais qui s'en va pour toujours à la fin du mois. J'étais très content de la voir, surtout que j'avais laissé ma convocation sur mon bureau le coin de la table où je ne mange pas, alors je n'avais pas le code. Ah salut, shmeuack, shmeuack, dis, tu as le code j'espère ? Oui ? Allez, une troisième bise alors.

Histoire de jouer les gros suceurs et de souligner notre ponctualité, j'ai proposé qu'on rentre. Enfin, dans le bâtiment, pas l'un dans l'autre, attention aux malentendus ! Arrivé en haut de l'escalier, horreur, j'ai vu l'animatrice : une espèce de petite femme d'un mètre vingt les bras levés, qui a l'air d'avoir une bouée sous ses fringues (vraiment, un énorme peuneu de semi-remorque !), mais en fait non, ce sont ses rondeurs pleines de charmes. Elle était coiffée en brosse, et couverte de mélanomes énormes et en relief, sur les bras, la figure, partout, iiih me touche pas, garde tes cancers de la peau, sorcière !

Quand tout le monde a été arrivé, on a pu débuter notre voyage initiatique au pays de la non-violence par un bond de dix ans en arrière : "prenez une feuille de papier, pliez-la en deux et marquez votre nom dessus, pendant ce temps je fais l'appel !". Euuuh... Maîtresse, j'ai envie d'pipi, tu m'accompagnes ? Elle aussi avait son petit panonceau, qui nous a appris qu'elle s'appelait Gilliane. Ouais, comme Scully, mais avec un E, parce que sinon c'était moche, t'vois quoâ.

Elle nous a distribué un petit fascicule très instructif qu'on a feuilleté, et certains de mes camarades de classe ont poussé des grands cris de chouettes en découvrant que "Gilliane ! Certaines pages sont vierges !". C'était pour prendre des notes, c'est dire si la journée allait être interactive.

Premier exercice : sur la page 3, non, la 3 s'il vous plaît (toujours en souriant, gérer les situations difficiles, elle fait ça tigrement bien), écrivez les mots que vous associez à "agressivité". Baaah... Euuuh... Chais pas... "Connasse" ?

On attendait plutôt "insultes" (entre autres), mais ça lui a permis de toucher du doigt le point essentiel de son argumentaire : l'agressivité des clients nous fait du mal dans nos petits cœurs sensibles parce que nous, on fait bien notre travail, alors sa réaction négative nous apparaît comme trop inzuste ! L'important pour gérer les clients agressifs, c'est de se souvenir que (page cinq s'il vous plaît) : "quoi que l'on puisse me dire ou me faire, je suis quelqu'un de valeur".

Avec un joli cadre autour, en gras et en majuscules. Je ne suis pas une merde. Non, ma vie n'est pas un échec.

Tous nous persuader de notre grande richesse intérieure nous a pris un bon moment, alors on est partis manger. En revenant, on s'est attaqués à ce que j'attendais depuis le début : Ok±. On avait un joli tableau à quatre cases pour nous expliquer que le premier ok représente la vision qu'on a de nous, et le second, la vision qu'on a du client. Ok- / Ok + : je me sens une merde, mais je vous considère bien. Ok+ / Ok - : je suis un dieu, vous êtes une merde. Et ainsi de suite, avec bien sûr, comme ultime objectif pour "développer un positionnement mental positif" : être Ok + / Ok +.

Pour s'assurer qu'on avait bien tout compris, Gilliane nous a ensuite fait jouer des petites saynètes, dans lesquelles on jouait à tour de rôle le client difficile ou le professionnel aux chacras béants qui va le gérer avec une attitude zen et apaisante, comme une tasse de thé vert. Nos interprétations à la Sarah Bernhardt nous ont bien entendu préparés à vivre des conflits en situation réelle, alors on a décidé d'un commun accord qu'on en savait assez et on a remercié Gilliane, avec qui nos rapports furent aussi agréables qu'enrichissants.

Mon seul petit souci, c'est qu'au moment où j'ai vu Jézabel -la chef de mes chefs- aujourd'hui, je ne savais pas qu'elle faisait partie du comité qui a mis en place ce module de formation (mais après coup, j'aurais dû m'en douter). Et quand elle m'a demandé ce que j'en avais pensé, j'ai été plus honnête que jamais : ok+ / ok-. Elle a passé dix minutes à me démontrer tout ce que ça m'avait apporté à l'insu de mon plein gré. C'est à dire rien.