La face cachée des promotions
En ce moment à Happy Time, on a une offre eeexceptionnelle : à tous les clients qui payent avec leur carte Faistoimettre, à partir de cent quatre-vingt neuros d'achat dans la journée, on offre une carte cadeau de vingt euros.Tadaaah !
Du coup, ça fait une semaine que j'ai un nouveau job : distributeur de cartes. C'est palpitant, toute la journée, je reçois des gens, et je note dans une case minuscule toutes leurs transactions du jour, histoire de prouver que non, je ne donne pas des cartes cadeaux à n'importe qui, je suis le règlement à la lettre. Parce que oui, il y a un règlement à suivre : il ne suffit pas d'avoir dépensé 180 euros, tous les articles ne rentrent pas dans le calcul, sinon ça serait trop facile ! On a déjà eu trois consignes différentes à ce sujet, mais aux dernières nouvelles, les articles en point rouge ne sont pas concernés.
On aime bien les codes-gommettes de couleurs, à Happy Time : on colle sur les articles des pastilles roses, oranges, marrons ou bleues pour certaines promotions (chaque couleur correspondant à une ristourne différente, que j'ai eu un mal de chien à apprendre), des pastilles mauves -à ne pas confondre avec les roses ou les bleues- pour d'autres, et les points rouges : pas de réduction, dans le cul Lulu. À certaines périodes, on a aussi vu des pastilles noires et dorées, mais personne n'a réussi à m'expliquer ce qu'elles signifiaient.
Samedi matin quand je suis arrivé, Girafa m'a donc briefé sur la distribution des cartes : contrairement à ce qu'on a dit vendredi, qui allait à l'encontre de ce qu'on avait dit jeudi, on ne peut les donner qu'à partir de 180 euros en ne comptant pas les points rouges.
Bien sûr, les vendeurs ne vont pas mentionner les restrictions aux clients, et il y a de grandes chances que les caissiers oublient aussi d'en parler, donc on risque de se faire engueuler comme des chiens, nous autres salauds qui refusons de leur offrir leur dû. Alors Girafa m'a dit qu'il fallait qu'on se protège : au moindre début de conflit, on arrête toute discussion et on donne la carte. ...
Que dalle, oui ! Depuis que je me suis écroulé en août, en bon Davi-Wan Kenobi, je me suis relevé plus puissant que jamais. On pourrait massacrer toute ma famille à coups de pelle sous mes yeux, je resterais zen et de bonne humeur. Alors c'est pas un petit conflit de rien du tout qui va me faire peur ! Quoi qu'il arrive, je ne donnerai pas de carte à ceux qui ne méritent pas ! Bordel !
Au contraire, quand ils sont en dessous de la somme fatidique, je les pousse à la consommation. De toute façon, c'est le but de toute cette opération : ça m'aura pris presque deux ans, mais j'ai enfin laissé mes principes au bord du chemin, et j'ai vendu mon âme à la machine Happy Time. Je pousse les clients à acheter, un peu plus, toujours plus, en me souvenant bien que pour chaque centime qu'ils dépensent, une petite partie me retombe dans la poche, vive la prime magasin.
C'est amusant, parce qu'on peut tendre n'importe quel piège grossier aux gens, en écrivant en lettres d'or que c'en est un, ils vont tous tomber dans le panneau en souriant. À partir de 180 euros : une carte. Et pour 360 euros : une deuxième. C'est affolant le nombre de pigeons à qui je propose en souriant "Oooh ! Vous en êtes à 300 euros ! Vous savez que pour 60 euros de plus je pourrais vous offrir une seconde carte !", et qui partent en courant acheter quinze trucs inutiles à cent euros. Avec mon visage d'ange et mes charmants sourires, pas un ne résiste.
Attention, un peu de maths : ils dépensent donc (dans le meilleur des cas) 180 euros, sont obligés de revenir dans une période courte et définie en dépenser au minimum 40 (sans minimum d'achat obligatoire, c'est pas drôle), tout ça pour en économiser 20. Cette réduction leur a donc coûté 200 euros.
Bien sûr, il y en a parfois qui ont des éclairs de lucidité, comme cette horrible mégère, qui venait de dépenser pour 250 euros, mais qui, une fois les points rouges soustraits, se retrouvait à quelque chose comme 175 euros. Quand je lui ai annoncé, elle est devenue agressive :
- Ben... oui ?
Le problème, c'est que maintenant, elle en savait trop. J'ai fait ce que Girafa m'avait conseillé : pour noyer le poisson, j'ai sorti une carte, en lui faisant miroiter une réduction sur ses prochains achats. Mais je ne pouvais pas prendre le risque de la laisser ébruiter ce qu'elle venait de découvrir. Alors au moment où elle allait reprendre ses tickets de caisse, preuve de sa venue chez nous aujourd'hui, j'ai appuyé sur le bouton, à gauche de mon clavier.
La trappe que j'ai installée pendant mes trop nombreuses heures libres s'est ouverte, et l'ennemie du commerce a disparu en hurlant dans les bas-fonds du magasin, vers le Puits des Flammes Infernales, où elle brûlera pour l'éternité avec tous les clients qui ont un jour fait la connerie de comprendre qu'on les enfile à sec, tous autant qu'ils sont.
Le secret restera bien gardé.
Personne suivante...?