Mon jambon star
C'était jeudi dernier, je rentrais juste de vacances. Une de mes premières clientes de la journée s'est approchée, et je l'ai accueillie avec un grand sourire, pour essayer de me donner une contenance.Un peu comme aujourd'hui, quand je me suis occupé du monsieur qui n'avait pas de mains, mais juste des moignons avec lesquels il manipulait son portefeuille et toutes ses affaires, et qu'il a fallu que j'accroche son sac à son poignet inexistant, en essayant de ne pas regarder trop fixement ou de me demander ce que je voyais exactement : est-ce qu'il est amputé au niveau des poignets ? Des coudes ? Mais qu'est-ce qu'on voit au juste, c'est quoi cette extrémité de bras qui bouge toute seule ?! Je n'ai pas arrêté de sourire. Même si tout le temps qu'il a été en face de moi, mon esprit essayait de ne pas vomir ou hurler ou pleurer ou se jeter contre les murs pour ne plus voir, ou un peu des quatre en même temps, je lui ai souri, l'air de rien, genre, "ah bon ? Vous n'avez pas de mains / d'avant-bras ? J'avais pas remarqué !".
Eh bien la semaine dernière c'était le même genre de plan, mais sur un registre un peu différent. Je l'ai vue arriver de loin, parce que c'était difficile de ne pas, avec son mètre quatre-vingt, ses quatre-vingt-dix kilos et une carrure à pouvoir étrangler des ours à mains nues. Elle avait une coiffure improbable, avec des longues mèches noires de plein de longueurs différentes, une frange à la Ugly Betty, des grandes lunettes opaques qui lui bouffaient la moitié du visage (mais qui étaient parfaitement justifiées, parce que, ouh, la luminosité à Happy Time, protégeons nos yeux !). Niveau fringues, c'était le même assortiment bizarre, une jupe longue à froufrous, une veste en cuir pleine de pin's, ouverte sur un décolleté pigeonnant, pieusement caché une croix de vingt centimètres sur dix. Le bon vieux look trashy-gothico-bigot qui passe partout, une espèce d'Harajuku Girl qui se serait habillée dans le noir.
Là encore, en bon professionnel, j'ai souri poliment, et fait ma petite affaire sans juger (enfin si, mais sans le montrer). Le problème, c'est qu'une fois qu'on en a eu fini, elle ne partait pas. Elle avait tout rangé, sa carte, ses sous, ses machins, mais elle continuait à fouiller dans son sac. Toujours en bon professionnel, je suis resté sage et immobile. Peut-être que si je ne parle pas et que je ne bouge pas, elle va oublier que je suis là et s'en aller ?
Mais non, en fait elle n'avait pas oublié (mémoire d'éléphant !). Elle était tellement satisfaite de son remboursement qu'elle voulait me faire un cadeau. Oh non madame, je n'ai pas le droit, vraiment, allez si vous insistez vous pouvez, mais c'est bien parce que c'est vous ! Sauf que tu parles d'un cadeau.
- Euh... Oui... Merci... C'est très gentil... Euh... Il faut partir maintenant...
Après son départ, j'ai attrapé le cahier de liaison, qui nous sert à raconter nos malheurs, comment les vendeurs c'est trop des salauds de pas faire leur boulot, et les clients ils veulent ça et ça, alors peut-être qu'on pourrait blah blah et ouin ouin ouin... J'y ai raconté mon expérience, histoire de partager avec mes collègues ce moment intense. Pour leur montrer que je suis quelqu'un de formidable qui ne ment jamais, j'ai collé la carte de visite, en précisant bien que "madame machin, mannequin alternatif, m'a laissé sa carte. Si quelqu'un veut aller voir son site, parce que moi, ça va aller merci".
Et aujourd'hui, j'ai croisé un de mes chefs, avec qui je m'entends bien.
- Hi hi oui oui, c'était une grosse habillée comme un sac, et...
Il m'a coupé, d'un ton glacial :
Comme quoi c'est faux, ça n'impressionne personne de savoir qu'on a parlé un mannequin. Ou alors, il est allé voir le site. C'est pour ça qu'il est fâché.