Monsieur le nouveau directeur
Et hop, comme l'année dernière à la même époque, on m'a envoyé en réunion, pour entendre parler de la qualité de notre accueil dans le magasin. Genre c'est important, l'accueil des clients.J'y suis allé en traînant la patte, parce que mon bouquin recommence à devenir bien, et on m'avait prévenu que la réunion durait plus de deux heures, et fait chier merde. En plus je veux pas y aller, maintenant que j'ai monté un échelon, je vois pas pourquoi je devrais me taper une réunion avec les autres grouillots, c'est vrai quoi (leçon n°1 : reniez vos origines), et puis on m'a dit que le nouveau directeur en profitait pour nous identifier tous individuellement, sûrement pour faire des repérages et préparer en secret l'invasion de ses camarades aliens. Je les sens les coups tordus de ce genre, c'est comme un sixième sens.
Qu'à cela ne tienne. Je me suis perdu un peu en chemin, parce que ça se passait dans une partie du magasin que je ne connais pas (vous le saviez vous qu'il y a des backrooms dans les sous-sols d'Happy Time ?), mais j'ai été sérieux, et je suis arrivé presque à l'heure. Après avoir passé cinq minutes à choisir une chaise, non, trop basse, trop molle, trop branlante -il faut savoir être exigeant, j'étais prêt. Je leur ai donc fait signe qu'on pouvait commencer.
En fait non, ça n'était pas moi qu'on attendait, mais le nouveau directeur. On a bien fait, parce que je me suis fait un nouvel ami, quand il est arrivé. Pour commencer, il nous a serré la main à tous.
Je voulais faire bonne impression, et mes parents m'ont bien appris qu'une poignée de main franche, ça plaît toujours. Il ne faut pas tendre une main de mollusque hémiplégique, mais une poigne de fer, pour montrer qu'on est un mec qui en veut, avec des couilles en acier trempé, ouais ! Le problème c'est que ses parents ne devaient pas avoir les mêmes principes que les miens, alors je lui ai à moitié broyé la main molle et moite qu'il me tendait. Oups, bêtise ?
Ca n'était que le début d'une longue série. Pendant que j'essayais de lui expliquer pourquoi sur certains points on a des scores de merde en qualité d'accueil, en lui expliquant que vraiment on fait un métier ingrat et difficile, il m'a simplement répondu sur un ton froid de directeur :
Ooo... kay. Connard ? Tu veux la guerre sale fils de pute ? Enfin je pouvais pas vraiment lui répondre ça, on ne se connaît pas encore assez, alors je lui ai juste fait mon regard qui tue : on plisse les paupières au maximum en prenant un air méchant et vindicatif, ça fait peuuur, brrr !
Et puis on est entrés dans le vif du sujet. Plein de consignes aussi bizarres qu'étranges : on ne doit pas dire "Bonjour !" quand un client se présente, mais "Bonjour monsieur !" (ou madame, si c'est une femme), c'est plus poli. Euh oui monsieur le directeur, mais c'est pas naturel et c'est idiot, non vous trouvez pas ? Non il trouvait pas, alors je me suis tu.
Par contre, quand il nous a dit qu'il voulait qu'on regarde le nom des clients sur les cartes bleues pour leur dire "Au revoir monsieur Dupont !", je me suis lancé, et j'ai (vainement) tenté de faire valoir mon point de vue.
J'ai gagné, il a fini par s'en aller -enfin ça c'est dans ma tête, en vrai il est parti déjeuner, mais j'aime me dire que c'est ma force de persuasion hors du commun qui l'a poussé hors de la pièce, pour le renvoyer dans l'enfer directorial dont il n'aurait jamais dû s'évader.
La réunion a pu continuer comme sur des roulettes, maintenant que l'autre crétin avec ses mains molles n'était plus là pour nous embêter. Mais ils m'ont obligé à me remettre en question, ces salauds, je commence à me demander si je suis autant fait pour ce job que je le pensais (et ça serait dommage, un boulot aussi épanouissant).
Ils nous ont posé une question innocente : quel est l'aspect le plus rigolo et sympathique du métier ? Dans ma tête, je réfléchissais. Qu'est-ce que je trouve amusant dans mon travail ? Hmmm, toucher l'argent ? Jouer avec l'argent ? Compter l'argent ? Quand même pas renifler l'argent, ça serait bizarre ?
Non, c'est "le contact avec la clientèle" qu'il fallait répondre. Ah. Ca.