Je gère les conflits comme je peux


- Pardon monsieur, j'ai un problème !

Forcément en entendant ça j'ai levé les yeux de mon 20 Minutes, hein. Et là devant moi, un petit pépé super classe, genre trader sur le retour, le costume noir parfaitement ajusté, le chapeau assorti, les cheveux blancs jusqu'aux épaules mais sans ressembler à un soixante-huitard qui n'aurait pas compris qu'après un certain âge c'est plus possible. Bref, un pépé classe, quoi.

Qui a commencé à renverser la tête en arrière, a levé sa main gauche toute crispée au ciel et s'est mis à trembler. Et merde, il y a un vieux qui fait un arrêt cardiaque dans le magasin, et il faut que ça me tombe dessus.

Sauf que non, c'était juste un tic nerveux, ou le début de la crise d'hystérie qui allait suivre, parce qu'en un clin d'oeil il s'était remis d'aplomb, et il m'a expliqué son souci.

- Je voudrais faire plusieurs achats chez vous et mes les faire livrer, et de là où je viens, on envoie quelqu'un pour m'accompagner dans tout le magasin pour remplir un bordereau de livraison, et là, on m'a dit que ça n'était pas possible ! Alors je voudrais savoir si on ne peut pas me donner le bordereau pour que je le remplisse moi-même !

Rolala oui, en effet ce monsieur a de gros problèmes dans sa vie... Mais je suis payé pour lui répondre aimablement. Et je veux mériter mon tout petit salaire.

- Ah non monsieur ça n'est pas possible... C'est aux vendeurs de chaque rayon de remplir votre bordereau...

C'est à ce moment que sa deuxième personnalité s'est réveillée. Il s'est mis à hurler, très haut dans les aigus. Il était passé de trader à cantatrice. Pourquoi pas hein, m'en fous je suis payé pareil.

- Mais c'est pas possible ! Mais vous vous rendez compte du temps que je vais perdre ! Appelez-moi votre directeur !

Premier tilt. Je vois Palace. Je vois Eva Darlan souhaiter le bonsoir aux pauvres. J'ai envie de rire. Mais c'est mal. Je me mords les joues. J'arrondis les yeux pour avoir l'air compatissant.

Pour calmer le jeu, j'ai cette nouvelle idée de génie : je vais lui répéter la même chose, mais sur un ton encore plus désolé ! Ca n'a pas marché. Il est reparti de plus belle, qu'il venait pour dépenser une fortune, en s'étranglant sur le mot, et qu'il habitait Nouillorque, et que là-bas quand il rentre dans un magasin on lui déroule le tapis rouge et on lui offre le café.

Ah ben voilà ! Si y'a que ça, je peux prendre trente centimes et aller lui chercher un truc à notre distributeur employés hein ! Mais non, le problème ne venait pas de là, il continuait de vociférer, que quand quelqu'un vient pour dépenser autant d'argent que lui, on peut quand même faire un effort !

J'ai laissé Collègue lui expliquer que la politique américaine n'est pas la même bla bla bla on s'en fout, c'est pas moi qui parlait, ça n'intéresse personne, et j'ai appelé ma boss (parce que bon, déranger Monsieur le Directeur pour ce genre de litige, euuuh...) :

- Ouais c'est David. J'ai un monsieur très très en colère là, qui veut qu'on l'accompagne faire ses courses...

- Un monsieur aveugle ?

- Non non, juste un monsieur. Mais je vois qu'on a un tournevis dans le pot à crayons, il peut le devenir...?

- Oh non c'est bon, je t'envoie Cop's (Cop's, parce que c'est ma copine, pas parce qu'elle est flic).

J'ai raccroché et je suis retourné donner les dernières nouvelles au vieux, en lui disant que "ma responsable arrive". Comme je n'avais manifestement pas compris l'objet de sa réclamation et de son courroux justifié, il me l'a expliqué une nouvelle fois, et nia nia nia il vient pour acheter pleeein de trucs dans le magasin, il va nous laisser une petite fortune, on devrait offrir ce service, ça se fait quand quelqu'un vient dépenser au moins deux mille euros !

Euh ? C'est ça la somme gastronomique qu'il veut dépenser chez nous ? Mais monsieur, des clients à deux mille euros, on s'en fait quinze pour le petit-déjeuner ici, vous croyez quoi ?

C'en était trop. Je tenais bon depuis qu'il était arrivé, mais là j'ai craqué. J'ai sauté sur la première excuse qui m'est passée par la tête, "excusez-moi un instant, je crois qu'on a éternué dans mon sac à dos", et je me suis précipité hors de son champ de vision pour éclater de rire. Professional attitude, on ne rigole pas devant le client.

Une fois calmé, ça n'a pas été compliqué de le contenir jusqu'à l'arrivée de Cop's, qui l'a envoyé chier sévère. Je l'ai juste laissé vociférer, en transformant mon envie de rigoler en sourire compatissant, et vivent les études de psycho et l'apprentissage de "l'écoute flottante" !

Je suis trop fait pour ce boulot, c'est certain. Il faudrait juste que j'apprenne à réagir autrement qu'en étant mort de lol quand un client chiant se présente, un jour ça risque de me jouer des tours.