Don't worry be happy

Aujourd'hui, pour la première fois depuis bien longtemps, j'étais de bonne humeur, au travail. Une de mes périodes Maître du Monde, rien ne peut m'atteindre, aucune force ne peut empêcher mes vents de Déesse de souffler dans ma direction, je suis un winner, un warrior, un killer (pour nos amis non-anglophones, ça veut dire qu'aujourd'hui je vais tous leur marrav' leurs sales petites gueules de merde). Je ne me suis pas formalisé quand je me suis rendu compte que la collègue avec qui j'allais passer la journée était une bavarde intarissable. Je n'ai pas tiqué non plus quand elle a sorti un petit sachet de son sac, l'a mis à infuser dans sa bouteille d'un litre et demi avant de m'expliquer que suite à son cancer (genre j'en ai quelque chose à foutre) elle a des problèmes pour "aller au petit coin" (mais est-ce que j'ai l'air de vouloir savoir ?!), et que grâce à cette tisane, c'est souverain, une fois la dernière goutte avalée, elle a juste le temps d'arriver su'l'chiottoir qu'elle se défait d'un tiers de sa masse corporelle aussi sûr que deux et deux font quatre (mais que quelqu'un la fasse taire, par pitié !).

Je ne me suis même pas laissé émouvoir quand elle m'a raconté sa vie sordide, ses problèmes d'argent, les vilaines marques sur ses bras à cause des prises de sang (ouais c'est ça, c'est ce qu'ils disent tous...), son drainage tous les deux jours, les deuils à répétition, et tout et tout. Comme aujourd'hui c'est ma journée, j'ai pris tout ça par-dessus la jambe. Je lui ai donné un petit coup de coude, un clin d'oeil, en lui disant que toi ma cochonne, c'est pas ta période hein ! Pire, je me suis même résigné, quand elle a sorti les photos des petits enfants de son portefeuille. J'ai menti en disant que je les trouvais beaux.

Aujourd'hui, je suis l'invincible, un soleil de bonne humeur que rien ne peut éteindre, un rayonnement positif ininterrompu, je suis joie, je suis bonheur, je suis félicité. Même quand je me suis pincé très fort la peau du ventre avec l'agrafeuse, sa mère la pute la suceuse de queues ça fait maaal, ça n'a pas entamé la forteresse de mon allégresse.

C'est dire si j'avais le cœur léger et l'esprit joyeux quand ce papy est arrivé. Il était touchant, dans son coupe-vent rouge trop grand pour lui. Et quand il a commencé à parler, avec sa voix tremblotante de petit vieux chiant et acariâtre, c'était tellement mignon, on avait presque envie de lui faire des câlins (presque, parce que les petits vieux, même dans mes périodes euphoriques, il est pas question qu'ils me touchent, plutôt mourir).

- Bon-niou' gne viens rend' èniarticle !!!

- Oooh ! Mais bien sûr monsieur ! Comme votre aura est belle ! Pour rapporter un article il me faut votre ticket de caisse. :D

- Ah mais gnon monshieur, mais gne viens ren're sha ! Gne suis dégnià revegnu deux fois, gne viens ren're sha !

Ca fait un moment que dans ma tête, je suis complètement mort de rire. Mais je reste sérieux et professionnel. Je lui explique calmement qu'il faut le ticket, au moins pour être sûr qu'il a acheté chez nous, et combien ça coûte, et machin et machin. Le mignon petit vieux tout aigri commence à vraiment s'énerver.

- Mais qu'est-she que gne peux faire moi agnors hein ?!

- Ben rentrer chez vous, prendre le ticket et revenir ? :D

Le chaud soleil de ma voix ne suffit pas à faire fondre le glaçon dans son cœur. Il me balance ses articles à la gueule et me dit qu'il s'en fout, que j'ai qu'à tout garder.

Là encore, mes gènes de Bisounours et mes vêtements pleins de Cajoline font que je suis un vrai bonbon au miel avec ce vieux con. Je lui fais un grand sourire et je lui redonne ses merdes.

- Oh mais non monsieur gardez-les, vous avez payé, c'est idiot de me les laisser comme ça ! :D

C'est à ce moment que tous ses barrages ont dû céder. Tant de sympathie, c'est plus que ce que nos deux cœurs peuvent supporter.

Dans un ultime accès de rage, il me rebalance ses... euh, je sais toujours pas ce qu'il avait acheté en fait, et me croasse :

- Ah mais c'est pas possib' ça ! C'est pas possib' ce magasin ! Et vous... Et vous vous êtes un con !

Et il s'en va, en me gueulant toujours dessus que c'est pas possib'.

En temps normal, je serais peut-être parti d'un coup, eh non mais ça va changer quoi de m'insulter, pauvre connard ?!; ou alors je me serais mis à trembler, d'intérioriser tout ça, ce festival toute cette pression. Mais là, non.

Le temps d'analyser ce qui vient de se passer, de voir du coin de l'oeil le visage de Collègue total abasourdie (ou alors la tisane commence à faire effet), et j'éclate de rire. Son "vous êtes un con !", de sa petite voix chevrotante et énervée, c'était tellement émouvant, tellement mignon, tellement... ridicule ! C'était même pas un rire nerveux, "je rigole mais je pourrais tout aussi bien être en train de pleurer toutes les larmes de mon corps", non, vraiment du rire en réponse à une bonne blague.

Bon en attendant, il est bien évident que si je le revois je lui fais bouffer le peu de dents qu'il lui reste, mais j'aurais peut-être un moment d'intense compassion pour ce pépé si charmant. Avant de me souvenir qu'en fait il n'a rien de charmant, et que comme tous les petits vieux, il mérite la mort lente et douloureuse qui l'emporte un peu plus chaque jour.