It's not a habit, it's cool, I feel alive
Acheter des meubles, c'est mon dada. Dès que j'ai cinq minutes, je me jette sur les sites de vente en ligne. J'ai le catalogue Maisons du Monde en triple ou quadruple, et je fais bien attention à en laisser un exemplaire dans chaque appartement où je suis susceptible de revenir, comme ça, pour me rassurer.Mais ça faisait un moment que je ne faisais plus rien d'autre que baver sur les vitrines ou me masturber en cachette sur la page centrale du nouveau catalogue Habitat, j'étais un peu frustré : "si t'as pas de thunes, t'achètes rien", comme on dit par chez moi (non je rigole hein, personne oserait dire ça, par chez moi, c'est trop la honte).
Alors maintenant que je suis revenu à Happy Time et à mon salaire de ministre, tout a changé ! Je peux enfin renouer avec mon vice, yihaaa ! Pour fêter ma condition retrouvée de bourgeois capitaliste, j'ai fait comme tous mes camarades compagnons de fortune : je suis allé m'acheter un meuble au BHV, le paradis du truc honteusement cher.
À cette occasion, j'ai fait une découverte incroyable : on peut faire autre chose que niquer, ou piquer des trucs, ou pisser, au BHV, on peut aussi faire des achats, ouah, trop dément !
Une fois passé le choc de cette étonnante révélation, j'ai choisi un joli meuble en authentique imitation de teck véritable, disponible sous cinq jours dans leurs entrepôts (parce que ça va quoi, je vais pas en plus payer la livraison). Super, c'est le délai idéal, ça va me permettre de ne pas m'impatienter, et ça laisse quand même le temps de se rétracter, parce que je suis très fort pour changer vingt fois d'avis, voire oublier que j'ai acheté quelque chose, quand on me donne un délai de livraison suffisant.
Au bout d'une semaine, toujours pas de nouvelles. Je suis retourné les voir gentiment, bonjour madame BHV, oh bonjour mon petit garçon, voilà j'avais acheté un meuble et il est toujours pas là, ouin ouin, bouge pas mon enfant, on va regarder ce que dit la machine. Et la machine a dit que tout était bon, il y avait juste eu du retard dans leurs livraisons. Demain dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, mon meuble sera là et je pourrai venir le chercher.
J'ai encore attendu quelques jours avant de demander à Soeur Anne, ma Soeur Anne si elle ne voyait rien venir. Ben non, toujours que dalle. Comme je n'ai que ça à foutre, je suis retourné les voir pendant ma pause déjeuner, qu'est-ce que ça veut dire, bordel de merde, il est où mon meuble, j'ai... euh, perdu mon papier de commande, mais je l'avais payé, d'abord, hein ! On re-redemande à la machine, c't'à n'y rien comprendre mon bon monsieur, on est désolés, il va arriver dans les trois jours, on en attend à la prochaine livraison.
Cette sombre affaire a duré presque un mois, soit quasiment trente jours de pauses déjeuner avortées, pendant lesquelles j'ai dû expliquer mon problème à tous les vendeurs du rayon. Assis en tailleur autour de moi pendant que je racontais, ils ont tous trouvé cette histoire absolument palpitante. Jusqu'à samedi dernier, où j'en ai rencontré un plus intelligent que les autres, qui s'est rendu compte qu'il y avait eu un cafouillage dans la machine, ma commande avait disparu dans un trou noir, vraisemblablement attaquée par un méchant vaisseau Goa'uld qui croisait dans les parages. Alors du coup il a refait le papier, et on me préviendra dès que ça sera là, allez salut.
Et le soir, quand je suis rentré, j'avais deux messages sur mon répondeur. Ouaaah ! Deux personnes ont essayé de me joindre dans une même journée ! Victoire je suis populaire !
Le premier c'était ma tante, pour confirmer son invitation au repas de Noël chez elle, et là on s'en fout un peu. Le second, c'était une voix ronchon, signe distinctif des vendeurs du BHV :
Tout est là, pas besoin d'en faire plus.
Mais d'un autre côté : youhouhouuu ! Ca veut dire que dès demain, je vais pouvoir aller adopter mon nouveau bébé, et le ranger dans son nouveau foyer plein d'amour et d'affection, avant de l'oublier tellement il fera partie des meubles, ho ho ho, quel sens de l'à-propos. Bon bien sûr, à l'époque où je l'ai commandé, j'avais pas prévu de devoir le transporter tout seul dans le métro, mais vu qu'entre temps Quelqu'un en a choisi un autre, maintenant il peut crever pour que je le laisse m'aider, d'abord nan mais oh.
Et comme ça, il sera bien attrapé quand il saura à quel point j'en ai chié comme un Turc avec un meuble presque en teck sous le bras, dans les rues de Vincennes, alors qu'il y a plein d'échafaudages sur les trottoirs et qu'on risque une mort certaine à chaque coin de rue.