Dans le vingt mini
Avec Lapin, une des principales sources d'engueulades est de savoir qui va faire la cuisine. Comme je suis un grand malin, je m'arrange pour toujours aller chez lui, ce qui me laisse l'excuse du "mais je suis l'invité, c'est pas à moi de le faire, et puis je sais pas où sont rangées les affaires !".Je le sais bien, ce numéro ne peut pas fonctionner à tous les coups, il va finir par voir clair dans mon jeu : je sais parfaitement bien où sont les poêles et les casseroles, je suis fourbe, c'est une honte. Mais vu que ma seule alternative est de le regarder avec mes yeux de cocker en me plaignant d'être fatigué de touuut ce travail que j'ai fait à Happy Time, il a bien fallu que je trouve une solution.
Homme de nombreuses ressources, j'ai donc eu cette idée géniale : aller acheter du chinois à emporter les soirs où manifestement je ne gagnerai pas ! Tadaaah, simple comme ni hao ! Le plus difficile a été de trouver une bonne cantine. Il y avait bien l'espèce de boui boui en bas de chez lui, mais ça avait l'air trop malsain : ils avaient une tête à servir du chien et des œufs de cent ans qui en ont en fait deux cent, en se mouchant dans les chips à la crevette.
C'est ainsi qu'a commencé notre longue quête vers un traiteur pas trop dégueu. À l'instar des Hébreux fuyant vers la Terre Promise, nous nous éloignions de plus en plus de la maison, en tentant de trouver un restaurant moins pire que le précédent. On a parfois dû se taper une demi-heure de trajet, en passant devant mille empoisonneurs, juste pour acheter notre sachet de nems, par flemme de faire à bouffer. Boulet et boulet veulent un plat chaud.
Et puis un jour, notre poil dans la main a été plus fort que notre prudence : on a décidé de tenter le restaurant en bas. Tin-tin tin-tiiiinnn ! Surtout que c'était idiot d'aller aussi loin : le resto est dans le même immeuble, on n'avait que deux étages à descendre.
Il en a fallu du courage pour pousser cette porte : un petit restaurant tellement sombre et sordide qu'il avait toujours eu l'air fermé, de toutes petites fenêtres, une porte qui a une tête à grincer... Mais non. Il était juste désert. Personne, à part la patronne et son mari en train de discuter. On a vite vu qui portait la culotte dans cet établissement : dès qu'elle s'est rendu compte que deux clients venaient d'entrer, madame a crié quelque chose en asiatique à son cher et tendre, qui a filé dare-dare en cuisine. Et tout sourire, elle s'est tournée vers nous.
Bonjour madame... Possible de prendre du niam niam à emporter...? Elle a hoché la tête très vite en souriant : "Oui, oui, empo'ter, oui !".
Déjà un bon point. Après avoir fait notre choix, madame Wong -qui prépare manifestement elle-même les nems, même que c'est écrit sur le menu- nous a lancé sa phrase, son gimmick, sa signature. George Clooney a son "what else ?", Valérie Lemercier son "c'est moi qui l'ai fait !", madame Wong, elle, regarde l'horloge, et lance en souriant : "Oui ? Dans le vingt mini, d'acco' ?". Systématiquement.
Parce qu'il se trouve que c'est le meilleur restaurant chinois du monde entier de l'univers, et que depuis ce jour, il est devenu notre cantine attitrée. Et à chaque fois, inlassablement, madame Wong regarde l'horloge, a l'air de calculer difficilement, et nous annonce toute fière : "Oui ? Dans le vingt mini, d'acco' ?". Elle ne ment jamais : vingt minutes, pas une de plus, ni une de moins, et on peut manger comme des princes.
Il faut dire qu'on y va souvent, commander chez elle. Depuis deux ans, on connaît la carte par cœur : à la question "qu'est-ce qu'on mange ce soir ?", on se répond maintenant "bah, un dix-huit, et un dix-neuf ?". Certes, connaître par cœur les numéros de la carte est pathétique.
Surtout qu'au bout d'un moment, malins que nous sommes, nous avons remarqué que madame Wong était rien qu'un sale rapace. Deux ans, voire plus, que nous l'aidons à réaliser la quasi-totalité de son chiffre d'affaires. Est-ce qu'elle nous offrirait de temps en temps un verre de saké avec notre commande ? Des petites chips à la crevette ? Du nougat ? Des baguettes ? Les boissons (parfois la dèche est grande) ?
Peau de zob.
À chaque fois, on paye plein pot, et on n'a que ce qu'on a commandé. Pas un grain de riz de plus. Et qu'on ne me fasse pas croire qu'elle ne nous reconnaît pas, la garce : dès qu'on ouvre sa porte, elle nous tend la carte spéciale "à emporter", également appelée "photocopie de merde". Bien sûr, ça ne nous empêche pas d'y retourner dans les trois jours. Mais du coup, à chaque fois qu'on déballe le sac, on se met à pester, comme deux petits vieux acariâtres que nous sommes : "roooh, quand même elle exagère, tu crois qu'elle nous aurait offert le coca ? Nan. MORUE ! Et scrogneugneu et scrogneugneu". Et on boude, jusqu'à la fois suivante, vexés de ne pas avoir eu de cadeau(x).
Mais l'autre soir, j'ai perdu à la courte paille, et c'est moi qui ai dû aller commander et payer. Pour une fois, j'ai regardé d'un œil distrait la petite note qu'elle nous avait fait, et je l'ai comparée avec ce que disait l'appareil à carte bleue. Ça m'a permis de voir que madame Wong n'est pas si radine que ça. La note indiquait vingt-deux euros et cinq centimes. Royale, elle ne m'en a fait payer que vingt-deux.
Procellus, ou la fidélité récompensée.