Parce qu'on est tous des stars

L'autre jour, alors que je m'ennuyais ferme au boulot, on m'a envoyé remplacer une caissière, "pour un temps indéterminé". Je savais que je venais de me faire avoir : certes, la journée promettait d'être looongue, j'étais normalement bloqué jusqu'à la fin à un défouloir pour clients horrible, où personne ne vient jamais, à part les vendeurs du rayon voisin. Passer huit heures d'affilée à faire la conversation à des pédés quinquagénaires qui chantent Dalida en imitant Renato et Zaza sauf que c'est pour de vrai : mon rêve. Mais la caisse où je devais faire mon remplacement est encore pire : personne ne passe, jamais, ni clients, ni vendeurs, ni lutins malicieux. Perdu au milieu des canapés et des lits, condamné à guetter le chaland en souriant bêtement, vive l'attente active (c'est toi la tante active, ho ho ho).

Alors forcément, quand un péquenaud vient payer, on le voit arriver de loin, dans ce désert aride. Et c'est rigolo, celui-ci j'avais l'impression de l'avoir déjà vu quelque part. Quand il est arrivé à la distance où je peux enfin distinguer autre chose que formes et des couleurs, ça a immédiatement fait tilt : Christian Rauth.

Mais siii, Christian Rauth, celui qui jouait Auquelin dans Navarro ! Lui, là :

Dès que j'ai vu qui c'était, je me suis senti un peu gêné : c'est vrai quoi, reconnaître Christian Rauth de Navarro et des Monos, c'est quand même un peu la teuhon. Du coup j'ai fait comme si de rien n'était, et j'imagine que ça a dû l'arranger aussi : quand on est Christian Rauth, ça doit pas être facile à vivre tous les jours. Ceci dit, la facture qu'il m'a présentée était à son vrai nom : il est donc soit masochiste, ou il se prend pour une vraie star, ou bien il a tristement conscience que personne ne sait plus qui il est, à part les mamies et les fans de Roger Hanin (genre).

Et justement, il y en avait une à côté, de mamie. Assise à un bureau avec sa petite fille, elles étaient en train de finaliser une vente, quand elle a tourné la tête dans ma direction. Derrière la cataracte, ses yeux se sont tout de suite illuminés, comme ceux d'un enfant au matin de Noël quand elle a vu Auquelin. D'un coup, la petite dame toute sèche et toute voûtée a laissé la place à une gamine insupportable, qui trépignait sur sa chaise en ouvrant et en fermant la bouche à toute vitesse.

Elle m'a jeté un regard, pour me dire "Mais ! Mais ! Vous avez vu ! Il y a une célébrité à votre caisse monsieur !". Je lui ai souri très poliment, et fait un petit signe de tête : "Oui, je sais j'ai vu", et je suis retourné à ma star déchue. Les conversations télépathiques : ça n'existe pas que dans les films.

En repartant, il est passé à côté de la vieille dame, et son pacemaker a failli griller. Elle tirait frénétiquement sur la manche de sa petite fille, mais la pauvre n'avait que vingt ans, et c'est un peu jeune quand même (surtout qu'il était de dos) : elle n'a pas compris ce qui agitait autant mère-grand.

Une fois leur vente terminée, elles sont venues à ma caisse :

- Oh, vous avez vu monsieur ! C'était... Mais qui c'était déjà... Palsambleu !

- Christian Rauth madame... Vous l'avez vu dans Navarro... Mais il n' ya vraiment pas de quoi en faire un tel plat...

J'avais du mal à y croire. Reconnaître un acteur de la trempe de celui-ci, c'est une chose. Mais en être tourneboulée au point d'en discuter avec le caissier, c'était déjà plus improbable. Elle était toujours en train de payer, les joues encore rosies de ses émotions, quand la collègue sus-remplacée est revenue. Pour rire, je lui ai lancé un spirituel :

- Tiens, tu viens de louper Christian Rauth...

Contre toute attente, elle est devenue hystérique :

- Ahiii ! Mais c'est l'acteur de Père et Maire ! Où ça ? Quand ça ? Il a acheté quoiii ?

J'étais atterré. Des gens. Des vrais gens. Fans de Christian Rauth. Et du coup, ça a relancé la vieille groupie de plus belle. Je ne savais plus où me mettre, alors je suis parti. Je les ai laissées toutes les deux, à s'alimenter de plus en plus fort comme une explosion nucléaire, à s'échanger le nom des stars qu'elles avaient pu croiser dans notre magasin, et attention hein, pas de la gnognotte, quand je les ai quittées elles en étaient à Anny Duperey, eh faut pas déconner !

Procellus, ou le star system des has (never) been.