Les habits neufs de l'empereur

Bientôt, je vais devoir me rendre, la mort dans l'âme, au mariage de ce cousin que je connais à peine. Dans le Nord, si Dieu ne s'est pas décidé à faire disparaître cette non-région d'ici là. À chaque fois que je vois mon père il m'en parle : "allez tu viendras dis dis tu viens allez viens viens viens il faut que tu viendes !", et ainsi de suite pendant des heures, en se roulant par terre et en tapant du pied, même que s'il continue ses caprices, il aura rien que du charbon à Noël. Son principal argument pour me traîner à cette noce de merde c'est que "tu ne vas pas te transformer en ours, quand même !". Tout d'abord, je me permets de rigoler bien fort : HA HA HA ! Ensuite, je m'insurge : ne pas assister au mariage d'un quasi-inconnu avec une fille que je n'ai vu qu'une fois en .jpeg, ça ne fait pas de moi un ours. Vouloir passer tout mon temps libre enfermé chez moi et montrer les dents dès qu'on veut m'emmener en soirée, ça, peut-être. Et encore. L'autre soir, Papaprocellus qui pense avoir réponse à tout m'a rétorqué que certes, je le connais à peine : mais c'est justement l'occasion d'élargir mon cercle social ! Et là c'était mort : après "élargir mon cercle", le mini Bigard qui sommeille en moi s'est mis à rire si fort que je n'ai plus rien entendu. Je le cache pourtant du mieux que je peux ce petit salaud, mais parfois il réussit presque à se frayer un chemin à l'air libre. Il cherche à tuer ma réputation, je le sais.

Pour l'instant, je tiens bon : j'ai presque réussi à faire accepter à mon père l'idée que peut-être je ne viendrais pas. À celui-ci, au moins, parce qu'un mois après, la fifille d'un couple de ses amis que je connais depuis tout petit se marie aussi. Décidément, c'est contagieux. J'ai fêté la nouvelle année avec elle pendant presque la moitié de ma vie, alors ça pourrait être rigolo de venir.

Mais le problème, comme j'en parlais avec Grololos, c'est que je ne sais pas quoi me mettre. Trop dure ma vie ! Je ne suis jamais allé à un mariage, à part celui d'une amie de lycée, mais j'étais arrivé quand ils sortaient de la mairie, et c'est à peu près le moment de la cérémonie auquel j'avais prévu de partir. Et vu que son mariage a duré à peine plus longtemps que celui de Britney et Jason Alexander, je ne suis pas sûr que ça compte vraiment. Du coup, je suis tout novice : comment on doit s'habiller pour aller nocer ? Chic ? Très chic comme pour les soirées de l'ambassadeur ? Avec des gants et une canne ?

J'ai demandé des conseils au boulot, vu que Grololos a le même souci que moi : invitée à deux mariages en mai et juin, elle doit aussi trouver sa tenue. Mais sa jambe presque intégralement plâtrée risque de freiner sa créativité vestimentaire. Alors, quand je lui ai demandé ce que je pourrais porter, elle a dû faire un méga-transfert de la mort qui tue :

- Tu pourrais mettre... Un costume en lin ! Avec une chemise à jabots ! Et puis et puis, un chapeau, je suis sûre que tu as une tête à chapeaux ! Hein les filles, il a une tête à chapeaux ! Et aussi, et aussi un labrador, achète un labrador, c'est toujours très chic un labrador ! Et puis un carrosse, et...

Devant tant d'enthousiasme, j'ai fini par sourire et me taire, en attendant que ça passe et en pensant à autre chose, en me demandant qui allait bien pouvoir m'aider. Finalement, c'est Lapin (oui, celui-là même, j'ai une vie sentimentale difficile à suivre) qui s'y est collé.

Il était content, Lapin, surtout que je ne suis absolument pas chiant, en ce qui concerne les vêtements : soit je ne veux rien essayer parce que rien ne me plaît, soit je sais exactement ce dont j'ai envie, et je refuse d'essayer -ou de regarder- quoi que ce soit, vu que rien de ce que je vois ne ressemble à ce que je veux.

Là, on était dans le second cas de figure. Ma tenue parfaite m'était apparue une nuit, dans un rêve : c'est celle-là qu'il me fallait ! Un joli complet à la Kennedy, avec une chemise blanche, qui aurait des rayures blanches aussi, ni trop voyantes ni trop discrètes, et une cravate rayée rose, parce que j'ai beau porter des vêtements d'homme, je n'en suis pas moins fiotte.

Alors ce samedi, profitant d'avoir eu ma journée à Happy Time, je l'ai traîné dans les boutiques. Si j'avais été Lapin, je crois que ce jour-là je me serais défoncé la tête avec un club de golf. On a regardé des centaines de cravates : trop roses, trop rayées, pas assez foncées, trop claires, trop saumon, trop framboise, avec les bonnes rayures mais pas de la bonne couleur... Mais pour ma défense, une vision c'est sacré. Et puis, je n'irais pas jusqu'à dire que c'est bien fait, salaud, fallait pas me quitter !, parce que je ne suis pas si mesquin, mais même s'il est revenu, tout finit par se payer.

De fil en aiguille (et on admire ce sens de l'à-propos), on s'est retrouvés à Happy Time. J'avais déjà le costume et une chemise "qui pourrait faire l'affaire si vraiment on ne trouvait rien de mieux". Ne manquait plus que la cravate. J'étais en train de dire à Lapin que si on croisait quelqu'un que je connaissais, il me prendrait sûrement pour un loser, à avoir eu mon samedi pour revenir au magasin, quand patatras : on est tombés sur un copain de la sœur de l'ex de Lapin, collègue de son état, et véritable commère -bien qu'hétérosexuel, comme quoi...

J'avais trouvé la bonne cravate, avec une autre chemise, 'achement mieux que la première, bien que ne collant pas du tout à la vision, mais c'était pas grave : tout en rose, qui contraste à merveille avec mon costume anthracite, je suis certain d'éclipser la mariée. J'avais payé. Il n'y avait plus qu'à partir, mais il a fallu qu'on tombe sur ce crétin. On s'est enfuis dare-dare après lui avoir dit bonjour, parce que je déteste me justifier et raconter ma vie aux gens, mais c'était trop tard : dans les cinq minutes, mon téléphone sonnait.

Grololos et deux autres bureautières poussaient des cris d'orfraies dans mon oreille, que c'était inadmissible de passer à Happy Time sans venir les narguer dans notre clapier slash bureau, viens immédiatement ! Alors, pour ne pas passer pour un salaud en plus d'un loser, j'y suis allé. J'ai dû expliquer pourquoi j'étais venu : bla bla bla deux mariages, bla bla bla chemise...

Elles ont exigé que je leur montre mes achats, et je me suis exécuté. En plus d'être un loser, je me suis transformé en gros snob :

- Bah David, t'es con, tu as acheté une chemise et une cravate aujourd'hui alors que tu sais qu'on est en soldes dans trois jours ?

- Ouais, j'sais, mais boââârf...

Alors, j'ai paniqué : je savais que je venais sûrement de dire une connerie grosse comme moi, et qu'elles allaient me lapider, se moquer de moi et me cracher à la figure. Je me suis dit que ça serait sûrement moins grave si j'ajoutais quelque chose. N'importe quoi, mais quelque chose. J'ai décidé d'avoir l'air cool :

- Nan mais en plus, t'vois quoi, les mariages ça me saoule, j'suis même pas sûr d'y aller...

- Ah bon ? Alors pourquoi tu viens d'acheter un costume et des chemises ?

J'étais pris au piège, prêt à m'écrouler sous le poids de mes contradictions internes. Je voulais rétorquer qu'on s'en foutait du mariage, j'avais surtout acheté le costume parce que c'est cool, et que ça me rassure dans mon statut d'adulte d'avoir autre chose que des t-shirt Gap et des pulls Jules dans mon armoire. Mais plus on me demande des explications, plus je m'affole, et plus les idées se mettent à s'agiter dans tous les sens. Alors je me suis mis à bafouiller, à toutes les insulter, à faire des bulles avec ma bouche, et je suis reparti en courant et en hurlant.

Les relations sociales et moi, on a encore du chemin à parcourir.