Dial M for Murder

Avec ma dernière promotion, la partie immergée de mon job est de... répondre au téléphone. Tadaaah ! Je dois "réceptionner les appels" des caissiers qui ont des problèmes, besoin d'un renseignement, ou qui veulent savoir où est leur pote... Heureusement, je ne fais pas que ça : j'ai aussi le droit de jouer avec Excel, et quand je suis vraiment très très sage, on me laisse faire du découpage.Oui, c'est un travail enrichissant et palpitant. Non, ma vie n'est pas un échec.

Et puis j'ai parfois la chance d'avoir une collègue -que je déteste, sans raison particulière, ou alors j'ai oublié-, parce que les jours comme le samedi, ils avaient calculé qu'on reçoit en moyenne trois cent coups de fil, et avec une seule bouche c'est pas facile de répondre à tous (même si les chefs ont aussi le droit de répondre pour nous aider, mais quand ça devient trop dur ils ont toujours autre chose à faire, moi aussi plus tard je veux être chef). C'est pendant un de ces samedis que mon pire cauchemar de travail s'est produit.

Je jouais avec l'agrafeuse en chantonnant, lalala lala lalaaa..., quand le téléphone a sonné. Comme j'étais occupé et loin du poste, Collègue a décroché. Je la hais et c'est rien qu'une sale morue, alors forcément je n'écoutais pas vraiment ce qu'elle disait. Mais une petite phrase a éveillé mon attention et m'a fait lever la tête vers sa conversation :

- Hmmm ? Oui, il est devant moi...

Sur la demi-douzaine de personnes présentes à ce moment-là, j'étais le seul garçon, je me suis donc senti un peu concerné. Je lui ai fait mon regard interrogateur, en mimant "gné ?" avec mes sourcils. Une lueur vilaine s'est allumée au fond de ses yeux.

- D'accord... Je lui dis...

Je savais que je n'allais pas aimer ce qu'elle avait à me dire : j'ai fait une horrible erreur et je suis viré, ou je vais avoir un rappel à l'ordre, ou c'est la gendarmerie qui appelait et quelqu'un a eu un accident... J'aurais préféré.

Elle a raccroché, un sourire vicieux caché au coin des lèvres. Elle a planté son regard torve dans le mien. J'ai vu le tout petit instant d'hésitation lui traverser l'esprit : je le fais, je le fais pas...? Elle l'a fait. Elle a souri, la hyène, et en articulant du mieux qu'elle pouvait, elle a lancé :

- La maman du petit David attend son fils à la caisse 932...!

Ma vie qui défile devant moi. Flashbacks de mon enfance, des bisous gênants devant la grille de l'école, et tous ces moments d'affiche totale devant les copains. Mais l'heure n'est pas aux vilaines réminiscences ou aux vieilles rancœurs. À cet instant, il faut réagir.

- ... Euh... Je... Jem'absentetroisminutesd'accord...

- Meuh oui mon pitit David, va voir ta maman !

- Ha ha ha !

Plus jamais je ne me moquerai de ceux qui prétendent avoir du mal à contrôler le volume de leur voix quand ils sont stressés en les traitant de simulateurs : ça peut vraiment arriver. Je suis donc parti en courant et cramoisi, plus vite j'arriverai sur les lieux du crime, plus vite ça sera fini.

Et là, devant trois caissières hilares -dont celle qui avait passé le coup de fil, avec qui je parle depuis bientôt un an mais dont je n'ai appris le prénom qu'il y a deux jours grâce à Facebook- se tenait fièrement ma mère : elle avait confondu "je suis au bureau, si tu viens à Happy Time appelle-moi et je m'éclipserai discrètement" avec "je suis au bureau, fais-moi appeler et je viendrai te voir".

Mon Dieu, comme on ne choisit pas sa famille...