Cooking Mama

L'autre jour, je bossais avec Babacar (parce que dans la vraie vie elle a le prénom d'une autre chanson de France Gall), une charmante collègue Antillaise très classe et au bord de la retraite, avec des chignons, des châles, et des broches en véritable imitation d'or. Bref, une vieille dame très gentille, qui me rappelle ma grand-mère et que j'aime donc beaucoup, bien qu'elle soit un peu bavarde à mon goût.Surtout qu'elle a un peu tendance à radoter, mais à son âge, c'est déjà bien d'arriver à ne pas pisser partout où elle s'assied.

Et comme toutes les fois où un client nous pose la question ("dites, y'a pas de vendeur ?!"), j'ai eu droit à son histoire préférée :

- Je ne vois pas pou'quoi les gens ont besoin d'un vendeu' ! Moi je n'ai pas besoin de vendeu', quand j'ai acheté mes meubles, il est venu me voi', "vous avez besoin d'un 'enseignement madame ?". Mais non j'ai pas besoin de 'enseignement, c'est moi qui sais ce que je vais mett'e chez moi, pas lui ! J'ai p'is mes mesu'es, 'ega'dé les p'ix, je n'avais pas besoin de vendeu' !

Ca fait trois fois que j'ai droit à ce même couplet, on ne s'en lasse pas.

Mais cette fois-ci, elle a enchaîné sur un sujet complètement inédit : la veille, elle avait fait de la pâtisse'ie. Alors pendant une heure, elle m'a raconté qu'elle avait voulu faire un gâteau immense, le plus gros du monde. Pour ce faire, elle a pris le plus grand de ses moules, doublé les quantités, et boum, au four. Cette partie de l'histoire a pris une petite dizaine de minutes.

Les cinquante minutes suivantes n'ont été que lamentations : elle n'avait pas l'habitude de ce moule, et il est trop cuit, et nia nia nia et nia nia nia. Pour finalement me dire qu'elle en avait donné à son petit-fils qui l'avait trouvé très bon. Et il ne disait pas juste ça pour jouer les lèche-boules, puisqu'il a voulu en reprendre. Mais il n'a pas eu le droit, parce que Babacar l'avait p'épa'é pou' en off'i' à tous les gens qu'elle aime bien.

Au moment de partir en pause, elle a donc sorti de son sac le plat le plus monstrueusement énorme que j'aie jamais vu, un truc grand comme une roue de tracteur, et à peu près aussi haut.

- Il a l'ai' bon, hein ? C'est un gâteau au yaou't, tu vois. Et je n'avais pas de yaou't natu'e, alo's j'en ai p'is un au cit'on.

Hmmm, c'est vrai qu'il a pas l'air mauvais !

Elle en a coupé plusieurs parts, avec un couteau sorti de je ne veux pas savoir où. ... Et m'a dit qu'elle allait en donner à quelques collègues au passage, avant de prendre sa pause, à tout à l'heure David !

Ooo...kay, donc quand elle parle des gens qu'elle aime bien, ça ne me concerne visiblement pas. Blam, prends-toi ça dans les dents David. C'est pas grave connasse, de toute façon j'en voulais pas de ton sale gâteau de merde, va crever, charogne, avec ton pied déjà dans la tombe !

Quand elle est revenue de pause, j'avais réussi à mettre le passé derrière moi, et à oublier ce terrible affront. J'ai eu raison, puisque juste avant que je me lève pour aller pauser à mon tour, elle a posé un sopalin à côté de mon clavier, sur lequel étaient posées deux énormes parts de son gâteau. J'avais l'impression d'avoir un petit animal à côté de moi.

- Tiens David, toi tu as d'oit à deux pa'ts !

Oooh c'est gentil merci merci merci, pardon d'avoir pensé du mal de toi ! Et je suis parti en courant pour manger tranquillement. Dans l'escalier, j'en ai pris un petit morceau du bout des doigts, pour goûter sans mordre à pleines dents, parce que c'est pas classe. ... ? ? ... Ackkkk !!!

Oh mon Dieu mais quelle horreur ! C'était le truc le pire que j'aie jamais mangé, et pourtant j'en ai bouffé, des trucs dégueulasses ! Je ne sais toujours pas comment quelque chose pouvait être aussi gras et aussi sec, après une bouchée, j'avais l'impression d'avoir avalé un tampon à la sphaigne. Et il m'en restait deux parts, aussi grosses qu'un poulet. C'est pas possible, c'est pas un aliment, c'est avec ça que le troisième petit cochon a construit sa maison !

J'ai envisagé de les jeter dans la première poubelle venue, mais j'ai pensé à Babacar, à ma grand-mère, aux vieilles dames qui préparent des gâteaux en se disant qu'elles vont faire plaisir aux gens, et je me suis forcé. J'avais les larmes aux yeux, je tremblais de partout, mais petit bout après petit bout, je suis arrivé au bout de mon calvaire. J'ai cru mourir après la première part, quand je me suis rendu compte que j'en avais encore autant à accomplir, mais j'ai tenu bon, j'ai pris sur moi, je l'ai mangé quand même car c'était offert de bon cœur.

Au bout de vingt minutes, j'avais l'impression d'être enceint de vingt mois et de n'avoir jamais bu de ma vie, alors comme ma pause était finie, soulagement, j'ai jeté le reste de gâteau et je suis remonté. J'ai bien remercié Babacar en revenant, je l'ai félicitée, c'était délicieux, et je me suis effondré sur ma chaise, en réprimant un sanglot.

J'ai essayé de me concentrer sur le boulot, pour ne plus penser à ce que je venais de vivre. J'ai réussi, puisqu'au bout d'un moment Babacar m'a dit au revoir : sa journée était finie. Elle s'est approchée pour me faire la bise, et a posé quelque chose dans mon tiroir :

- Tiens, comme tu fais la fe'metu'e, tu as d'oit à une aut'e pa't, pou' ce soi' !

J'ai eu beau supplier, crier, me traîner à ses pieds, jurer mes grands dieux que non, je ne faisais pas la fermeture, rien n'y a fait.