Arrêté par la tapette géante

Pour fêter mon retour à Happy Time, après cinq glorieuses semaines d'arrêt maladie, ils ont décidé de me mettre toute la semaine en caisse. Les bâtards.Nan mais ils m'ont bien regardé ? Même quand je me suis arrêté, ça faisait des mois que je n'étais plus allé en caisse, qu'est-ce que ça veut dire ? Genre nia nia nia, toutes les promotions que j'ai eues, les litres de sperme et de cyprine que j'ai dû avaler pour en arriver là, et je me retrouve à bosser en bas de l'échelle, avec la lie de l'entreprise ?

Heureusement pour eux, je suis docile et obéissant, j'ai fait ce qu'on me demandait. Surtout que c'est rigolo aussi, de jouer à la marchande. Bonjour monsieur, ça va monsieur ? Ca vous fait deux cent euros monsieur (oui, à Happy Time, c'est le tarif moyen, quoi qu'on achète). Vous payez par carte bleue monsieur ?

Oui, monsieur payait par carte bleue. J'ai fait comme on m'a appris. Même si l'appareil est posé juste devant son nez, c'est à moi de mettre la carte du client. Alors je l'ai mise. Comme une chienne. Encore, et encore, et encore. Who's yer daddy, bitch ?!

Au bout d'un moment, le temps de reprendre mon souffle, j'ai suggéré à monsieur de composer son code, pour voir ce qui se passait. Il a obéi, et pour m'occuper (signe que je travaille peut-être là depuis trop longtemps), j'ai commencé à compter les secondes entre les étapes du paiement : code bon, 1-2-3, validation en cours, 4-5-6-7-8-9, impression, 10-11-12 paiement accepté, on peut retirer la carte.

Sauf que là, arrivé à 4, le message sur mon viseur a changé : "carte interdite". Ah tiens ? Un peu de nouveauté dans ma morne existence ? Est-ce que je suis vraiment prêt à changer mes habitudes ? J'avais intérêt, parce que sur ces entrefaites, le viseur m'a parlé à nouveau : "capturer carte".

Et merde.

La capture de carte, c'est un peu comme faire un bon mot au Scrabble en utilisant le Z et le Q : si on joue bien, ça rapporte un max, mais c'est quand même assez difficilement réalisable. Contrairement à ce que je m'imaginais quand j'en ai entendu parler la première fois, la capture de carte n'a rien à voir avec un safari, ou un truc cool du même genre : on n'a pas de lasso, pas de fusil, on ne traque pas sa piste encore chaude avec un guide local, et on ne doit pas l'affaiblir avant de lui jeter une pokéball.

Non, dans le commerce c'est beaucoup moins glamour : ce sont des cartes volées, ou sur lesquelles il n'y a plus une thune, et il faut déployer des ruses de Sioux pour : les récupérer, appeler la sécurité, leur demander de venir, faire patienter le client sans lui rendre sa carte, tout en le maintenant dans une ignorance totale et dans un état d'esprit calme et détendu, pour qu'il vive chez nous une expérience de shopping inoubliable. Vu les circonstances, de ce côté là ça devrait être dans la poche.

Et ensuite, en bon chasseur de prime, on n'a plus qu'à attendre la récompense de Visa.

En voyant le message, il a fallu que je réfléchisse très vite. Après cinq semaines d'absence à me gaver de Soul Calibur et Torchwood, c'était pas évident. J'ai commencé par sortir la carte de l'appareil, le visage impassible (parfois, je me dis que je devrais jouer au poker). Pendant le quart de poil de couille de seconde que ça m'a pris, j'ai eu cette idée absolument géniale : et si je mentais* ?

- Oh, fichtre, que c'est embêtant monsieur, il y a un problème avec la machine ! Je vais appeler quelqu'un pour qu'on vienne réparer, alors !

Ce qui m'a permis de justifier mon coup de téléphone à la sécurité, et je me suis senti tellement malin que j'ai failli mouiller mon caleçon. Ma proie était ferrée, je la tenais entre mes doigts agiles. Il fallait faire attention à ne pas la laisser s'échapper, parce que si le mec en face demandait à récupérer sa carte, je n'avais pas vraiment de raisons de la garder. J'ai adopté l'attitude du "je joue avec la carte tellement je suis cool et nonchalant, j'attends qu'on vienne me dépanner, tiens si je me mettais à siffloter, fufufu..." Tout en m'arrachant les yeux à scruter l'horizon, à la recherche de mon sauveur.

C'est une attitude qui a l'air assez efficace, puisque j'ai farpaitement réussi à endormir la confiance du sale voleur de merde client, qui pensait vraiment voir arriver quelqu'un de la maintenance. Niark niark niark, je suis machiavélique.

Bien sûr, il a voulu faire des histoires quand il a compris ce qui se passait, et je me mets à sa place : moi non plus j'aimerais pas faire mes courses et qu'un grand type à l'air patibulaire m'annonce froidement que j'ai perdu ma carte, ma dignité (parce que oui, c'est plus rigolo s'il y a plein de monde qui fait la queue autour), et que je ne repasse pas par la case départ.

Mais bon. La capture a réussi (je suis trop doué, je suis sûr que moi aussi j'aurais pu libérer Ingrid), ce qui veut dire : kaching. Alors tant que ça n'arrive qu'aux autres et que ça me rapporte de l'argent, je suis prêt à accepter les injustices de ce genre.

*Attention les enfants, mentir, c'est très mal. Faites comme moi, ne mentez jamais.