Rain Man
À mon poste dans les bas-fonds d'Happy Time, à l'abris de tous les regards, je suis bien tranquille. Mais là n'est pas la question, non. Ce poste, comme tous les autres postes, est installé comme suit : un plan de travail où je peux poser mon 20 Minutes pour faire les mots fléchés, et où les clients (quand il y'en a) peuvent s'affaler, taper du poing pour montrer qu'ils sont pas d'accord, oublier leurs affaires ou asseoir leurs enfants.Et de chaque côté de ce plan de travail multi-usages à faire pâlir d'envie tous les designers d'Ikea, deux appareils, que j'appellerai "éléphants", pour bien montrer à quel point c'est difficile de ne pas les remarquer, et aussi parce que c'est tout cool les éléphants, et en plus en utilisant des noms de code comme ça, j'ai l'impression de faire un job glamour style agent secret, ou scientifique qui fait des recherches ultra-secrètes.
Deux éléphants, donc : un pour moi et un pour les clients. Le mien me sert à voir ce que je tape sur mon clavier, et celui des clients, si je fais bien mon boulot, ne leur sert à rien : ça leur dit à peu près la même chose qu'à moi, mais avec moins de détails. Or je suis censé tout leur expliquer comme à des demeurés, et du coup ils n'ont même pas besoin de faire l'effort de consulter l'éléphant, et ça me permet de parfaire ma diction, parce que je me suis rendu compte que quand j'écoute ce que je dis, même moi j'ai du mal à me comprendre, tellement j'articule pas.
Quand je suis à ce poste-là, j'aime bien jouer avec l'éléphant des clients. Je le fais tourner sur lui-même, je lui offre une vraie vie, il fait des choses et de vit de bien belles histoires. Je pourrais aussi jouer avec mon éléphant à moi, mais ça serait beaucoup moins drôle, déjà parce que c'est mon outil de travail, si je l'abîmais je serais bien embêté, en plus je suis sûr que c'est interdit de jouer avec l'éléphant des clients, alors j'ai un peu l'impression d'être un rebelle.
Et puis c'est moins gênant si je casse l'éléphant des clients, parce que de toute façon comme je l'ai dit, il ne sert à rien. Sauf ce soir, où j'avais un client étranger, qui ne parlait même pas le français, trop la honte. Bien sûr, j'aurais pu lui parler en anglais, mais au moment de lui donner ses sous, j'ai trouvé plus malin de lui montrer l'éléphant du doigt, pour lui expliquer combien il allait recevoir. Et là, horreur, malheur, je me suis rendu compte que l'éléphant des clients avait disparu. Nooon !
Clopin-clopant, j'ai réussi à me faire comprendre, en machinant mon éléphant à moi pour lui montrer ce que je refusais de lui dire (parfois, je refuse de communiquer, c'est mon côté autiste), et dès qu'il a été parti, je me suis précipité dans le bureau à côté, pour leur faire part de mon désarroi :
Comico a levé les yeux et m'a calmement répondu :
- ???
- Vous aviez pas remarqué ?
Ben non. Je viens de le voir. Ca pourrait ne pas être grave, si je n'étais pas installé à ce même poste deux fois par semaine toutes les semaines depuis bientôt huit mois, avec rien d'autre à faire que de remarquer ce genre de petits trucs.
Je leur ai raconté à tous ma mésaventure, on a bien rigolé, ha ha, quelqu'un a piqué l'éléphant des clients, le con !, mais j'étais quand même sur le cul. Je suis retourné "bosser", et comme il n'y avait rien à faire, je suis rerereparti dans le bureau pour discuter avec Comico. Au bout d'un moment, j'ai remarqué une grosse tache verte dans un coin.
- Oulaaa... Non monsieur Procellus, ça c'est là depuis... depuis toujours je crois.
- Ooo... kay.
C'est à ce moment-là que j'ai commencé à me poser des questions. Est-ce que le moment ne serait pas venu de faire attention à mon entourage, d'ouvrir les yeux sur le monde et tout ça ? Je veux dire, ça fait bientôt deux ans que je bosse là, et je commence à découvrir des trucs qui se voient comme le nez au milieu de la figure, c'est peut-être pas normal ? Alors, pour ne pas risquer de faire une autre découverte choquante, genre "aaah, mais en fait je fais un job pourri ?!", je suis retourné dans mon coin, me balancer sur ma chaise, le regard dans le vague. Et je me suis calmé.