Don't speak

Jeudi, comme presque toutes les semaines, j'ai sacrifié ma pause déjeuner pour aller voir mes grands-parents. Allez, ils sont vieux, ils valent bien un sandouiche dans le métro !C'est pratique comme visite, ça me permet de leur faire plaisir -ce qui est plutôt bon pour mon karma- tout en n'y restant pas trop longtemps, parce que voilà faut pas pousser non plus.

À chaque fois que j'y vais, Pépéprocellus se sent obligé de me donner un petit billet. Là encore ça n'a pas loupé. Ca n'est pas tant au point de vue moral que ça me dérange, prendre de l'argent à une personne âgée ou à mon employeur, c'est du pareil au même. Non, ce qui me gêne c'est qu'il pense que je viens uniquement pour me faire payer, et qu'il se dise qu'il a besoin de sortir son porte-monnaie pour que je leur rende visite, alors que ça n'est pas le cas.

Alors comme à chaque fois, histoire de ne pas avoir l'air trop vénal, j'aurais bien aimé lui dire que c'est pas la peine, que je ne suis pas venu là pour les sous, et que même s'il ne me donnait rien je viendrais quand même. Pas par bête sentimentalisme familial hein, uniquement pour mes points de karma, bien entendu. Mais une fois encore, je n'ai pas réussi. Alors je me suis senti coupable, mais parce que c'est plus facile et plus confortable, j'ai pris l'argent et je n'ai rien dit.

Par contre, à la différence des autres fois, quand je suis arrivé ma grand-mère dormait. Il m'a emmené dans la chambre pour me la montrer, tout petit tas sous les couvertures. Il l'a regardée un moment, et quand il a vu qu'elle respirait, il était rassuré et on a pu sortir. Ouf, parce que regarder dormir les vieilles dames, je ne suis pas entièrement fan.

Il a profité de cet instant privilégié entre nous autres hommes pour se confier un peu. Il m'a raconté qu'il n'en peut plus de devoir changer les draps tous les jours parce qu'elle s'oublie dedans avec ses ennuis gastriques (ewww, trop d'informations, trop d'informations !), et que c'est épuisant de passer la journée avec quelqu'un qui s'imagine fin avril que ce soir elle va à la messe de Noël, et que la plus grande victoire de ces derniers temps c'est d'avoir convaincu sa femme de mettre des couches, et qu'il ne sait pas quoi lui dire quand elle oublie que son fils est mort.

En général, quand quelqu'un commence à se plaindre et à déprimer, ce que je fais de mieux c'est répondre dans un demi-sourire triste pour montrer de l'optimisme et de la compassion que courage, haut les cœurs, ça va aller ! J'étais sur le point de me lancer, j'avais déjà entamé le sourire, et je me suis souvenu. Quand on est vieux, on ne peut pas faire machine arrière : à la limite on peut essayer de lutter contre les rides en se barbouillant de Q10+, mais ça ne sert à rien, on y passe tous, et personne ne peut gagner.

Et là, ma grand-mère a perdu. Je m'en suis rendu compte au moment où j'allais dire à mon grand-père que tout allait s'arranger, alors qu'on sait tous les deux que non, ça n'ira plus jamais mieux. À part le jour où elle mourra, mais ça sera quand même une amélioration très discutable. Alors je l'ai regardé, avec mon sourire triste en travers de la gorge, et je n'ai rien dit.