L'effet papillon

Il paraît que j'écris mal. Moi, je n'en crois rien.De toute façon, même si c'est vrai (et je ne dis pas que ça l'est !), c'est la faute de mon grand-père, qui un jour a déclenché une réaction en chaîne aux conséquences désastreuses. Ca date de quand j'étais petit. J'allais dormir tous les mardis soirs chez mes grands-parents, pour une raison qui avec le recul m'échappe totalement. C'était chouette, Pépéprocellus venait me chercher chez ma mère, on prenait le bus jusqu'à Porte Maillot, où on s'arrêtait un moment pour taper la discute avec les putes, parce qu'un bon réseau social, ça se travaille très jeune. Et ensuite, on prenait le métro jusqu'à chez eux.

C'est que tout s'est joué. Impatient d'avoir le petit-fils le plus brillant de tout l'univers, du monde et de la galaxie, mon grand-père s'était mis en tête de m'apprendre à lire avant l'âge règlementaire, en me faisant décrypter le nom des stations. Les premiers mots que j'ai su lire ont donc été "Argentine", "Les Sablons", "Sully-Morland" (oui, on finissait sur la ligne 7)... Des trucs relativement faciles à réutiliser dans la vie de tous les jours, c'est vrai. Ca a été long et dur, mais le jour où j'ai réussi à déchiffrer correctement "Franklin Delano Roosevelt", Pépéprocellus a déclaré que ma formation était terminée, et qu'il était trop balèze de m'avoir appris tout seul comme ça (mon exploit à moi, on s'en foutait un peu du coup, salauds d'adultes).

Je suis arrivé en CP tout fier de mon savoir, même que j'avais plein de copains dans la classe que j'impressionnais trop, ouaiche, vous voyez les mecs, dans cette case Babar il dit "Bonjour". Alors on m'a fait partir directement en CE1, comme je savais déjà lire ça servait à rien que je reste là à perdre mon temps avec ces têtes de cons qui voulaient me retenir avec eux dans la fange. Je me suis donc retrouvé dans une classe du 93 où tout le monde faisait une tête de plus que moi, à devoir faire des devoirs, alors qu'avant, en CP, quand je rentrais je pouvais me coller devant la télé et regarder Flipper le dauphin et profiter de mon insouciante jeunesse. Heureusement, un mois après mon changement de classe, la maîtresse s'est mise en grève, pour protester contre plein de trucs, Mitterrand salaud, le peuple aura ta peau, tout ça tout ça, et on ne l'a plus jamais revue. Je n'ai plus jamais eu d'année scolaire aussi courte...

Ensuite, ma mère a déménagé vers une banlieue moins trash, les Hauts de Seine, c'est quand même plus glamour. Et je me suis retrouvé en CE2 avec une maîtresse un peu vieille France, qui nous forçait à écrire au stylo plume et nous donnait des coups de règle sur les doigts quand on osait moufter, aïeuh.

En bon gaucher, je passais mes journées à consciencieusement étaler l'encre sur mes feuilles au fur et à mesure que j'écrivais. C'était laid. J'avais des vieilles notes à cause des gros pâtés que je faisais. Et mes effroyables malheurs écritoires ne s'arrêtaient pas là, que nenni ! J'ai passé je sais pas combien de samedis à faire des lignes, parce que soi-disant que j'écrivais comme un sagouin, que mes lettres ne ressemblaient à rien, que je méritais le bûcher pour oser faire des trucs aussi moches et appeler ça de l'écriture. Mais c'était pas ma faute ! On m'a privé de cours d'écriture en CP et en CE1, à cause de mon grand-pèreuh d'abord madame ! :(

Elle a insisté, m'a travaillé au corps pour que je fasse des lettres bien rondes comme elle voulait, avec des boucles sur les L, des pleins et des déliés sur les majuscules, mais moi j'avais bien compris qu'elle voulait juste briser mon esprit, me retirer ma personnalité en m'empêchant de faire comme je le sentais. Ses efforts ont été vains. Jamais je n'ai cédé à son odieuse dictature ! ¡ Viva la revolución !

Pour se venger, elle avait dû mettre un mot dans mon dossier scolaire, pour dire à tous mes futurs profs de me reprocher mon écriture. Ca n'a jamais raté. Jusqu'à ma dernière année de fac, sur toutes mes copies, j'ai eu droit à du "soignez l'écriture". Moi je dis, allez tous vous faire foutre. J'écris bien. La preuve, c'est que j'arrive à me relire.

Enfin, en général. Parce que le domino que mon grand-père -relayé par l'école primaire, n'ayons pas peur de montrer les coupables du doigt- a poussé en me forçant à apprendre à lire alors que mon heure n'était pas encore venue, me privant ainsi de cours préparatoires et élémentaires, n'en finit pas de faire tomber les suivants. L'autre soir, à cause de sa petite lubie, je me suis retrouvé devant un interphone, incapable de relire le code que j'avais griffonné à la va-vite en partant de chez moi.