Les pieds dans le plat

Hier soir je suis allé dîner chez Papaprocellus, qui est bien triste quand on passe plus d'une semaine sans se voir. Comme d'habitude, on a commencé la soirée entre couilles, parce qu'avec son boulot, Marâtre rentre souvent tard, working girl power. Du coup c'est sur nous autres hommes qu'est tombée la lourde responsabilité de préparer le repas. Heureusement, une hotline était à notre disposition, alors Papaprocellus s'est pas gêné pour appeler sa meuf et lui demander de l'aide :


- Au secours, c'est quel bouton pour mettre le four en marche ?

Oui bon c'est sûr, comme ça il fait un peu boulet qui ne met les pieds dans la cuisine que pour piller le frigo, mais 1) à sa décharge le four est vraiment difficile à faire fonctionner, et 2)... ben en fait oui, il est un peu du genre à ne mettre les pieds dans la cuisine que pour piller le frigo, mon popa c'est l'hétéro type qu'on voit dans les pubs et qui ne sait pas comment laver son linge.

Une fois le four allumé, il a fallu passer à la partie dégueu du repas : préparer le poulet.


- Allô ? Oui donc là mon roudoudou, tu lui écartes les pattes arrière, tu dégages l'entrée du croupion et tu mets les abats à l'intérieur.

- Ok. Eww. Je le fais. Je te passe David en attendant.

Il a joint le geste à la parole, et je me suis retrouvé avec ma belle-mère au bout du fil. Et là, gros blanc.


- ... (merde je fais quoi je déteste le téléphone et j'ai jamais vraiment rien eu à lui dire ?)

- Alors, ça va ?

- ... Oui. ...

Finalement pour faire la conversation je lui ai raconté comment mon père tentait vainement de sodomiser un poulet avec ses propres organes, et quand le foie a été bien en sécurité à l'intérieur, je lui ai dit qu'on gérait et j'ai raccroché. Soulagement.

C'est pas que je ne l'aime pas, non. Simplement, on ne peut pas dire que je sois un grand bavard, surtout avec la famille. Sorti des séries télé, les sujets avec lesquels je me sens à l'aise sont assez limités : pas le boulot, pas les études, pas la vie sexuelle, pas la vie sentimentale, pas la vie privée. Donc là avec la grève des scénaristes... j'avais pas grand chose à raconter, quoi.

Et puis pendant le dîner, l'alcool aidant, je me suis dit que j'allais essayer de discuter un peu avec elle, depuis plus de vingt ans qu'elle est là, ça lui fera peut-être plaisir si pour une fois je fais un effort. Elle parle souvent d'une de ses collègues à l'hôpital, une fille à moitié folle qu'on surnomme Tyrannosa, allez savoir pourquoi.

À chaque fois, les conversations tournent autour des plans machiavéliques que tout le service fomente pour s'en débarrasser : essayer de la tuer en posant des objets lourds et tranchants (genre une hache, qu'on trouve dans tous les bons services de chirurgie) sur le rebord d'une armoire branlante, scier la selle de son cheval pour la voir s'écraser comme une merde et se faire bien mal, et tout et tout. Ils sont caustiques dans cet hôpital...

Alors moi j'ai cru bien faire en demandant :


- Et Tyrannosa alors, elle fait quoi en ce moment ?

- Oh bah, elle est malade !

Vu ce qu'on en raconte d'habitude, j'ai pris ça comme un "oh bah tu sais pas ce qu'elle nous a encore inventé cette conne ?". Et à la façon dont elle l'a dit, j'ai compris qu'elle avait chopé la grippe ou une gastro. Alors pour montrer à quel point je peux être fin et spirituel, j'ai voulu faire mon malin :


- Ah ben c'est cool, vous êtes tranquilles comme ça, tu dois être soulagée, et c'est bien fait pour sa pomme ! :mrgreen:

Je crois que pour tomber plus à côté de la plaque, il aurait fallu que je change de galaxie. Belle-maman m'a répondu sur un ton bouleversé :


- Oui enfin non, là elle s'est piquée avec l'aiguille d'un patient séropositif, donc elle a peut-être le SIDA...

- ...

Voilà voilà. Pom pom pom tout va bien, on va oublier ma blague légère et passer à autre chose...

C'est évidemment sur cette heureuse note que s'est achevée ma brève période de sociabilité familiale. Parfois je me dis que l'autisme, y'a que ça de vrai.