Comment passer pour un petit joueur
Noël, c'est une fête de famille.En tout cas c'est l'argument qu'a avancé Papaprocellus pour que je vienne le passer avec lui. Alors que ça fait des années, depuis que Saint Juge a décidé que j'aurais deux fois plus de cadeaux que ces cons d'enfants de parents-encore-ensemble, que je passe Noël avec ma mère, et je vais voir mon père plus tard, pour lui souhaiter la belle et bonne année, et les vaches restent bien gardées.
Mais depuis un an ou deux, il a décidé que la famille, ça voulait dire "lui", et il joue à chaque fois sur la corde sensible, "allez, c'est une fête qu'on doit passer en famille, et tu es tout ce qui me reste...", avec en fond sonore une marche funèbre ou un truc bien larmoyant au violon, sans oublier ses grands yeux de Bambi. Le problème c'est que j'ai déjà une tradition pour l'anniversaire de Djizeusse, c'est de le célébrer dans un pieux recueillement avec ma mère et mes cousines et mes grand-parents, ma vraie meute quoi, et je vais pas bousculer des habitudes vieilles de vingt-cinq ans juste parce que sentant que sa fin est proche, Papaprocellus se découvre une fibre familiale, bordel de queue !
Mais je suis un fils formidablement bon, alors j'essaye de concilier. Même si ça veut dire me démerder pour fêter Noël pendant trois jours : le pré-réveillon avec mon père, le réveillon avec ma mère, et le jour saint avec Pépé et Mémé et toute la smala. Même si ça veut dire passer tout un repas avec les parents et les oncles de ma belle-mère, que je connais à peine.
Mais ça peut-être sympa, surtout que GrandCon et sa femme sont là. GrandCon, c'est un mec qui a arnaqué les impôts tout ce qu'il pouvait pendant vingt ans en ne déclarant pas les fosses qu'il creusait dans les cimetières (le petit malin !), ce qui lui a permis de prendre sa retraite à cinquante ans pour se construire un petit palace sur la Côte d'Azur, où il coule des jours heureux entre sa piscine et sa femelle. Sauf que la retraite, c'est un peu chiant, alors il faut bien s'occuper. Du coup, pour ne pas perdre ses bonnes habitudes de truand, en ce moment il fabrique du vin d'oranges, en faisant macérer des... oranges, si si, dans de l'alcool pharmaceutique emprunté à Papaprocellus.
J'avais déjà goûté de l'alcool de framboises qu'un représentant avait préparé avec la même recette (enfin sauf qu'il avait mis des framboises à la place des oranges, hein), et c'était plutôt carrément dégueulasse. Le petit côté "alcool frelaté dans le garage, qu'on utiliserait d'ordinaire pour nettoyer les vitres", ça m'avait un peu dérangé. Mais j'en avais juste pris quelques gouttes en digestif, si ça se trouve, cette fois-ci ça sera différent.
Déjà là c'est en apéritif, et ça change tout.
Hmm, ouais, c'est fort et sucré, et ça a pas vraiment le goût d'oranges, mais au moins cette fois on n'a pas la désagréable impression de boire un mélange immonde d'alcool à 90° et de sirop de framboises... Bon allez, si t'en reveux y'en rena, ça tente quelqu'un ? Ouaiiis, on en redonne à David, il conduit pas ! Je finis poliment mon deuxième verre, en mentant à GrandCon que c'est délicieux, c'est très fin ça se boit sans soif. L'avantage c'est qu'en arrivant à table, je suis un peu pompette, hihihi.
Alez, je vais manger un peu, pour éponger. Oh en plus c'est du poisson, ça veut dire qu'il va y avoir du vin blanc, j'aime bien le vin blanc ! J'en ai bu un verre, sur tout le repas (et peut-être un deuxième avec le dessert).
Il n'y avait plus qu'à laisser le mélange opérer.
En sortant de table, je me souviens avoir dit à Papaprocellus que j'avais mal à la tête, et il s'est moqué de moi, ha ha on a bu trop de vin blanc ?
Ensuite, plus rien. Juste une terrible envie de mourir, quand j'ai commencé à refaire surface dans le RER, quelques heures plus tard, en me demandant comment j'avais fait pour arriver jusque là.