Rio ne répond plus
J'ai rencontré Cyril pendant l'été 2001. À l'époque, j'avais pas encore 20 ans et je venais de vivre mon premier chagrin d'amûr, midinette underpower ! J'habitais encore chez Maman Procellus, mais pour l'été, comme je bossais sur la capitale, j'avais emprunté l'appartement parisien de mes grands-parents.Barrez-vous cons de vieux, David est dans la place (tout baigne)!
Jeune âme sensible, j'avais plutôt mal vécu la rupture, alors pour noyer mon chagrin, je cherchais du cul sur les réseaux téléphoniques (bouuuh, me conspue la foule en délire). C'est comme ça que je suis tombé sur lui, mais sans me faire mal. On a rapidement échangé nos numéros, parce qu'on a beau dire, les réseaux téléphoniques c'était quand même relativement peu pratique.
Il avait 20 ans, il était plutôt sympa, et je me suis retrouvé à lui raconter mes malheurs, en trouvant toujours de nouvelles raisons de geindre, pour ne pas laisser mourir la conversation. Vers 4 ou 5 heures du matin, on a raccroché, parce que le lever du soleil, c'est généralement une bonne heure pour aller se coucher.
On s'est parlé toute la semaine, jusqu'au jour où il m'a demandé mon adresse mail. Je me suis empressé de lui donner, et le soir, après le boulot, j'ai fait la queue file (il y a des expressions qu'on nous apprend à ne pas employer, à Happy Time) à la borne internet de Place d'Italie. Et là, patatras.
Il m'avouait dans un mail bien tourné qu'il avait en fait 27 ans, et qu'il n'était plus à la fac -ce qui en soi était plutôt une bonne nouvelle-, mais consultant pour une grande boîte de consulting (coïncidence...?).
"Pt1 lmek ilé tro vieu mdrrrr", que je me suis dit, du haut de mes 19 ans !
Dans mon infinie miséricorde, et parce qu'il était le meilleur mon seul ami du moment, je lui ai dit un truc du style "ah bah quand même, bon et sinon, ça te dirait qu'on se voie ?".
Ce que nous fîmes assez vite.
Il m'a fait découvrir la grande vie : des macarons chez Ladurée aux restaurants branchouilles du Marais, qui ont conduit à d'agréables roulages de pelles contre des portes cochères, et plus si affinités. Je l'écoutais me raconter sa vie : il revenait de faire son service militaire au Japon, et ça faisait plein de belles histoires, qui m'aidaient à oublier ma dépression latente.
On s'est vus sporadiquement tout l'été, et plus du tout quand je suis retourné vivre chez ma mère.
Pendant un an, on a continué à discuter en amis: je l'appelais dès que ça n'allait pas (donc dès que j'avais un instant de libre), et en parfait gentleman, il ne m'a jamais dit que je le gonflais avec mes conneries. C'est à cette époque qu'il a essayé de m'inculquer sa philosophie du "j'ai pour principe de toujours aller bien", que je n'ai jamais adoptée. Moi, mon principe, c'est que ça ne va jamais, même quand ça va bien, en cherchant bien, on trouve toujours à se plaindre. Je me suis reposé sur lui pendant toute ma première année de fac, adolescent tout paumé sur adulte inébranlable.
Quand je suis parti de chez Maman Procellus, on a recommencé à se voir. Je l'ai invité dans ma chambre de bonne, et comme lui aussi venait d'emménager, il m'a fait visiter son 2 pièces royal, dans un immeuble avec du velours sur les escaliers, même que ça faisait "shrouf shrouf" quand on marchait dessus. Je me souviens encore de ma première soirée chez lui : il voulait tellement bien faire qu'il a passé vingt minutes au téléphone avec sa sœur, pour savoir comment me faire des tagliatelles au saumon. Il n'avait jamais vu E.T., je lui avais offert le DVD collector qui venait de sortir. Ma générosité était sans limites.
Il m'avait prévenu qu'on ne resterait pas toujours ensemble, parce que la seule chose qui nous unissait, c'était mes problèmes. Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite, mais plus il m'aidait à aller mieux, et moins on se voyait. Un peu comme la béquille sur un vélo : le soutien tranquille dont on ne pourra jamais se passer, mais qui finit dans une caisse dans le garage.
Jusqu'au jour où ça faisait 4 ou 5 ans que je n'avais pas eu de nouvelles de lui.
Je l'ai retrouvé par hasard sur un site de rencontres coquines. On a repapoté, et là, re-patatras : il m'a avoué, cette fois-ci, qu'à l'époque il n'était pas du tout consultant, mais qu'il faisait de l'espionnage industriel pour la France monsieur, avec un F majuscule. Maintenant qu'il était libéré de ses obligations, il travaillait à la mairie de Vincennes, donc à deux pas de chez moi. Il m'a aussi dit qu'il ne s'appelait pas Cyril, et il m'a donné son vrai prénom.
Curieusement, c'est le prénom que j'ai eu le plus de mal à digérer. J'avais été (un peu) amoureux d'un mec pendant des années, et je découvrais horrifié que je ne savais même pas comment il s'appelait.
Faute avouée à moitié pardonnée, mais deux fois de suite, on ne pardonne plus du tout. Et son histoire d'agent secret puait le mytho à plein nez, même si une partie de moi avait bien envie de croire que je m'étais tapé James Bond. J'ai quand même accepté son invitation à dîner, mais ça a été la dernière fois, oh, je ne suis pas celui que vous croyez !
Je l'ai croisé par hasard, un soir en sortant du RER. La grande classe dans un costume bien coupé, j'ai oublié que j'étais fâché à mort, et on s'est promis de se revoir plus longuement. Ce que naturellement on n'a pas fait.
On est un peu comme Oz et Willow : il ne fait plus partie de ma vie, mais il est toujours là; je ne suis jamais surpris de le rencontrer, au détour d'une rue ou d'une rame de métro. Et à chaque fois que je reçois le Vincennes Info, je le feuillette, en espérant y voir une photo de lui, ou avoir des ses nouvelles indirectement, pour pouvoir lui envoyer un message à base de "kikoolol jté vu ds ljournal mdrrr".
J'en ai eu avec le dernier numéro, en arrivant en dernière page.
La rédaction a eu la tristesse de me faire part de sa disparition le mois dernier, à l'âge de 38 ans.