L'apothicaire

Pendant des années, grâce à mes pharmaciens de parents, je n'ai jamais eu à acheter mes médicaments. Ma mère m'a toujours fourni en stock "qui peut servir à tout" -c'est à dire que je peux désinfecter et stériliser l'eau d'un petit pays pendant plusieurs mois, leur faire des pansements sur plusieurs générations, et je pourrais leur bâtir un palais composé uniquement de comprimés d'aspirine (en espérant qu'il ne pleuve jamais).Pareil, quand j'étais malade, et qu'on me prescrivait des antibiotiques pour combattre ma gingivite, un petit coup de fil à papa-maman, et ma came m'attendait à la maison en rentrant. Oh yeah baby.

Mais un jour, quand j'ai eu des ennuis de santé de grand, j'ai compris que cette technique, bien que pratique, pouvait nuire à mon intimité : "Allô, maman ? On m'a refilé des morpions, tu peux m'apporter du spray-pax ?", merci, mais très peu pour moi. Alors, je me suis mis à acheter mes médicaments moi-même. Tin-tin-tin tiiin (si vous n'avez pas reconnu "la musique qui fait peur", mon bruiteur est viré).

C'est en arrivant à Vincennes que j'ai vraiment commencé à fréquenter la pharmacie : la carte Vitale, les ordonnances, le tiers-payant et les "MONSIEUR ? LA CRÈME RECTALE, JE NE L'AI PLUS QU'EN GEL, VOUS LA PRENEZ QUAND MÊME ?", hurlés depuis l'arrière-boutique. J'en avais entendu parler, mais je découvrais ce monde merveilleux, avec peur et fascination.

Et un jour, j'ai mis les pieds dans l'immense pharmacie juste en bas de chez moi. Ce jour là, j'ai rencontré le joli pharmacien qui y travaille. Grand, la trentaine, assez mignon, bien coiffé (c'est important), des beaux yeux (c'est important aussi), et surtout, il envoyait plein d'ondes positives à mon gaydar. Donc, potentiellement intéressant.

Ensuite, j'ai appris à le connaître : il a le même prénom que 90% des garçons de sa génération, il a l'air d'être tout flasque et mal dégrossi, et surtout il a une voix bêêête, quand il parle on dirait Eve Angeli. Et je ne dis absolument pas ça parce que j'étais dégoûté qu'il ne m'ait jamais accordé un regard, nooon, je ne suis pas comme ça, je sais que la rancune est mauvaise conseillère, je vaux mieux que ça.

Mais petit à petit, nos rapports ont changé : il ne fait pas si benêt, son regard de vache cache en fait de jolis yeux, et il a quand même une presque jolie voix. Et surtout, depuis quelques temps, il me remarque.

À chaque fois qu'il me sert, il me fixe longuement, d'un regard appuyé qui a l'air de dire : "je sais que tu aimes la bite. Moi aussi. Nous sommes complices dans notre amour du pénis", ou un truc dans le genre. Enfin, soit ça, soit je suis la prochaine victime d'un serial killer (un quoi ?).

L'ennui, c'est que la pharmacie n'est pas l'endroit rêvé pour établir un premier contact. Tous les mois quand j'y vais pour mes antidépresseurs, j'ai du mal à me sentir au top de ma glamouritude, du coup on n'est jamais allés plus loin que se fixer très intensément et se toucher la main en lui donnant les sous, ouuuh, monsieur le pharmacien, mais qu'est-ce qui nous arrive ?

Et puis l'autre jour, c'est lui qui m'a proposé une solution. J'étais chez moi, à me toucher la nouille à l'ordinateur, quand le téléphone a sonné. Forcément, je n'ai pas répondu, j'ai attendu le message sur le répondeur. Et ô surprise, j'ai reconnu la jolie voix du pharmacien :

- Oui bonjour monsieur Procellus, c'est pour vous prévenir que vous avez oublié votre carte Vitale chez nous. Vous pouvez venir la récupérer quand vous voulez.

Haaan ! Joie ! Je me suis félicité d'avoir une mémoire de crevette (tout en vérifiant que je n'avais effectivement pas ma carte, et qu'il n'avait pas usé d'un subtil stratagème pour m'appeler). Si ça c'est pas un coup de bol ! Ensuite, la terreur m'a submergé. Merde, mais qu'est-ce que je vais lui dire ? Et comment ça va se passer ? Je vais lui faire un regard langoureux en lui disant de ne pas hésiter à me rappeler si j'oublie autre chose ? Nan, ça pue. Le regarder droit dans les yeux en me passant lentement la langue sur les lèvres et en lui disant que je ne sais pas comment le remercier ? Peut-être un peu trop.

Et puis j'ai décidé d'arrêter de me prendre la tête. Le cadavre de ma relation avec Lapin est encore chaud, c'est le moment rêvé pour se jeter à corps perdu sur le pharmacien. J'ai mis mon blouson et je suis descendu.

Première crampe : il avait manifestement passé le coup de fil juste avant sa pause déjeuner. Quand je suis arrivé, il n'y avait que madame la tenancière, femme d'un certain âge à l'allure peu avenante. Hmmm, pas grave, il suffit de repenser mon plan, je vais lui dire que son employé m'a appelé, ah bon il n'est pas là, et quand elle verra que j'ai l'air de le connaître, elle passera peut-être le message, et il me rappellera, et on ira niquer comme des sauvageons dans la salle de soins -but ultime de toute cette opération.

- Bonjour madame la pharmacienne, on m'a appelé parce que j'ai oublié ma carte Vitale chez v...

- C't'à quel nom ? (sur le ton du "vous m'pétez les couilles d'une force...!")

- Euh ? Procellus ?

Et là, elle sort d'un tiroir un paquet de cartes long comme le bras. Patatras, la lumière venait de se faire dans ma tête.

Il ne m'avait pas téléphoné personnellement, il a juste appelé la quinzaine de boulets qui comme moi sont incapables de faire trois courses sans oublier la moitié de leurs affaires. Je me retrouve une nouvelle fois victime de mon érotomanie.

Le pouvoir de la crampe : et plutôt deux fois qu'une.