C'est la luuutteuh finaaaleuh
Je l'ai remarquée en revenant de ma pause déjeuner. Elle était placée l'air de rien entre la pointeuse et la machine à café (zone stratégique s'il en est), et tout le monde avait l'air de trouver ça normal. Je crois que j'étais même le seul à la regarder.Pourtant, j'étais à peu près certain de ne jamais l'avoir vue avant, parce que quand même, je l'aurais remarquée : une vraie urne comme dans les vrais bureaux de vote, c'est le genre de truc qui ne m'échappe pas. Alors je me suis frayé un chemin au milieu de ces traîne-misère qui faisaient la queue pour se payer un café dégueulasse à la machine, et je me suis approché de la note qui expliquait ce que faisait cette urne ici (Ha ! C'est pas si normal, s'ils ont besoin de l'expliquer !), en sirotant mon Caffé Moka Blanc de chez Starbucks, parce que nous n'avons pas les mêmes valeurs.
Hmmm, alors c'est les syndicats (ces chiens qui poussent nos ratépistes à faire grève) qui organisent un grand sondage, pour savoir à quel point les responsables du magasin mettent tout ce festival et toute cette pression sur les employés pour leur faire vendre des cartes Faistoimettre aux clients, et on doit glisser nos réponses dans la boîte.
C'est vrai qu'ils sont assez lourds avec ça les responsables, surtout Jézabel : à chaque fois qu'on la croise, elle passe dix minutes à nous dire qu'il faut absolument qu'on en place, allez Denis David, c'est facile, quand les gens viennent récupérer leur argent, hop tu en profites pour les envoyer prendre un crédit au service adhésion !
Ben tiens.
Et qu'on a des réunions pour nous dire que la carte c'est trop bien, et nous expliquer les mensonges qu'il faut raconter aux clients pour les convaincre de se faire enculer à sec et avec des graviers, et nous motiver, parce qu'on ne le sait pas, mais vendre des cartes Faistoimettre, c'est tout ce qui nous manquait pour être heureux.
C'est bête, parce que je ne veux pas mettre le plus petit doigt dans le terrible engrenage du syndicalisme, après ils viendront me voler mon âme jusqu'au fond de mon lit et ils m'empêcheront de devenir Maître du Monde, mais pour le coup, j'aurais bien aimé donner mon avis sur la façon dont ils nous harcèlent avec leur putain de carte de merde. En plus j'étais presque en retard, alors j'ai terminé mon gobelet et je suis retourné bosser.
Je me suis souvenu que j'avais de la chance, parce qu'une des filles avec qui je travaille aujourd'hui est à fond les bananes dans le syndicat, et en plus elle est bête comme ses pieds. C'est l'occasion, je serai le larron. J'ai donc habilement manipulé ce faible esprit : en lui parlant des nouvelles directives qu'on a reçues, j'ai amené la conversation sur les chefs, et la façon dont ils nous font chier avec la carte. Elle était mûre, il n'y avait plus qu'à laisser le fruit s'écraser mollement au pied de l'arbre.
Bingo.
- Oh ben bouge pas, je vais t'en chercher un, tu pourras le remplir tranquillement !
Hin, hin, hin, ai-je ricané dans ma barbe, en me frottant les mains de satisfaction.
Elle est revenue avec son papier, et j'ai attendu qu'elle s'en aille pour le remplir, parce qu'un questionnaire comme ça, c'est un peu intime. Alors : nom, facultatif, ça tombe bien. Prénom aussi, c'est encore mieux. Parce que je suis courageux, mais quand même pas téméraire. En bon petit paranoïaque, j'ai coché toutes les cases en vérifiant en permanence qu'aucun de mes chefs n'était dans les parages. Et en arrivant à la fin, j'ai commencé à réfléchir.
Merde, comment je vais faire maintenant ? Tout le monde va me voir, surtout les chefs, l'urne est juste devant la porte où ils sont toujours à fumer leur clope quand je m'en vais, s'ils me voient mettre mon questionnaire dedans, ils vont savoir que j'ai des choses à leur reprocher, alors que c'est surtout après Jézabel que j'en ai, mais je suis physiquement incapable de délation, alors je vais tous les mettre dans le même panier, et ils vont se liguer et faire de ma vie un enfer ! Bien sûr, je pourrais le mettre dans mon sac et le remettre demain en arrivant, il y a toujours moins de monde à ce moment-là, mais je me connais, si je range un truc dans mon sac, je me souviendrai qu'il était là dans six mois, en tombant sur son cadavre en putréfaction. Non, le plus simple c'est de le garder à la main, comme ça je suis sûr d'y penser. Mais quand je vais passer par le bureau pour partir, ils vont voir ce que je tiens, et on se retrouve à la case départ, aaah ! Mais pourquoi est-ce que j'ai voulu remplir cette merde ?! Heureusement, je suis un esprit plus que brillant. J'ai eu l'idée de plier la feuille, et de la glisser dans ma poche, à côté de la carte de pointage. Eh, fallait y penser hein !
En plus, en arrivant devant la porte, je me suis félicité de ce plan judicieux : l'urne est juste à côté de la pointeuse, je vais pouvoir glisser mes réponses l'air de rien, en pointant nonchalamment, pendant que comme prévu, ils sont tous à un mètre en train de fumer et discuter. Pom-pom-pom...
Sauf que merde. J'avais pas prévu que l'urne est une vraie urne. Je pose mon questionnaire sur la fente, mais il faut aussi que j'actionne le levier, pour qu'il tombe dedans. Alors, au milieu du hall bondé, à deux pas de mes responsables qui me tannent, j'ai poussé la manette. DING ! A voté. C'est passé inaperçu, bien entendu.