Parlons-en
C'était un jour comme un autre à Happy Time. J'étais dans le bureau, à côté de Felindra, notre standardiste. Je partageais les derniers ragots par téléphone avec Grololos, en attendant qu'on m'envoie en intervention.
Parce que oui, maintenant, j'ai évolué. Je dis aux caissiers à quelle heure ils déjeunent, à quelle heure ils ont le droit d'aller en pause, et je susurre aux clientes stressées la phrase qui les fait fondre :
Je vis un rêve, ce nouveau poste est pleinement épanouissant.
Bref, un jour comme les autres, à attendre que le téléphone sonne pour m'envoyer sur l'une ou l'autre de ces trépidantes missions.
Peut-être que c'était une journée très calme. Peut-être que Grololos et moi-même squattions la ligne.
Toujours est-il que rien ne se passait.
Alors, quand Mamina est arrivée pour rendre sa caisse, fin de journée oblige, j'ai décidé de lui faire la conversation. Ca m'a paru bizarre, cette envie de discuter, c'est pourtant pas mon truc. Je me suis dis que ça venait peut-être de mes nouveaux antidépresseurs, ou juste que j'aime bien Mamina.
C'est une de nos vieilles caissières, qui sera à la retraite dans trois mois, et qui ne fait pas son âge. Ceci dit, j'ai cette tendance à trouver que tout le monde fait 10 ans de moins que leur âge réel, donc je me demande si ça viendrait pas de mes yeux.
Avant, elle me laissait plutôt indifférent, Mamina, mais un jour, j'ai appris qu'elle avait pas eu une vie facile, qu'elle avait eu sa boîte, puis qu'elle l'avait perdue (t'as pensé à regarder sous le canapé ?), échouant ainsi à Happy Time, et gna gna gna... Comme que je l'ai jamais entendue se plaindre ou se la jouer vieille aigrie, je me suis mis à bien l'aimer, et à discuter avec elle.
Comme ce soir, où j'ai entamé la conversation en la flattant, à faire remarquer à Felindra à quel point elle ne faisait pas son âge (Mamina hein, pas Felindra, on ne flatte pas une femme en en complimentant une autre).
Je ne savais pas si j'étais censé être au courant, alors j'ai souri et fermé ma gueule, avec un regard compatissant. C'est à ce moment que les choses se sont cassé la gueule :
Euh... Hein ?
Sourire qui se crispe. Je dis quoi ? "Oooh... Aaah..." ? Je lui tapote l'épaule avec un réconfortant "there, there" ?
Comment ça a pu dégénérer aussi vite, putain ? Pourquoi, mais POURQUOI j'ai entamé la conversation ?!
Ok, donc ça ne s'arrête pas. On vit un instant Delarue en direct dans le bureau, est-ce que je suis le seul à ne pas être totalement à l'aise ? Felindra ? Le téléphone ? Quelqu'un ?
Felindra a trouvé quelques banalités affligeantes à sortir, sur lesquels j'ai essayé tant bien que mal de rebondir : "oh bah oui, ça doit être horrible hein, allez". J'avais encore la caisse à la main, j'étais incapable de bouger.
Je voyais les larmes lui monter aux yeux, une boule qui faisait des allers-retours dans sa gorge. Tout ce malheur apparent, c'était comme regarder une jambe coupée : les muscles et les tendons et les os à nu, et le sang qui coule. C'est horrible, on ne comprend pas pourquoi on ne détourne pas les yeux.
Avant de nous fondre en larmes sur les genoux, Mamina est partie, drapée dans sa dignité, et ce jour-là, j'ai juré que jamais plus jamais je ne lancerai la conversation. Avec qui que ce soit.