Euphorie
Il n'est pas encore 7 heures, mais déjà tu ne dors plus. Longtemps avant le réveil, que tu continues à mettre, même si tu n'as plus d'horaires à respecter. Après tout, l'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, et tu aurais encore plus l'impression de gâcher ta vie en larvant jusqu'à midi. Tu ne te lèves quand même pas tout de suite : faut pas abuser, tu as encore un peu la tête dans le cul, et puis se lever, pourquoi ? Tu écoutes les bruits de la rue, ces gens qui vont se faire chier au boulot, comme toi il n'y a pas si longtemps. Tout le monde te le dit : cette démission, c'est la meilleure chose qui te soit arrivée. Plus aucune contrainte, tu es ton propre boss. Un petit crotale en plein désert.
Douche et petit-déjeuner, pour essayer de te remettre les idées d'aplomb. C'est important de vivre cette journée à fond. Tu regardes ce qui s'est passé sur les internets pendant la nuit. Rien. Des gens que tu ne connais pas sont sortis, ont bu, tant mieux pour eux.
Tu commentes, tu retweetes, tu likes, tu as un peu l'impression d'exister. Après, tu vas au sport, pour essayer d'aimer un peu ton corps, au cas où ça changerait quelque chose. Tu croises des regards mornes dans le RER et dans la rue, tu te moques intérieurement de celle-ci, puis sur Twitter. Ça fera comme si tu étais trop fun et de bonne humeur. Les apparences, cette dernière protection -avant quoi ?
Vient l'heure du déjeuner. Tu n'as pas vraiment faim, mais c'est important de garder un semblant de rythme, alors tu manges. Impossible de dire quoi, de la viande, du poisson, de la salade, ou une grande assiette de cendres.
Il est déjà 14h, comme le temps passe quand on s'amuse.
Alors tu fumes, un peu, beaucoup, pas passionnément, c'est fini ce temps-là. À la folie, peut-être. Tu baises, pas par envie, pas par plaisir, mais pour t'occuper. Ta main, ton mec, un autre, des autres. Ça ne remplit pas le vide -ça n'est plus le but- mais ça occupe, un temps.
Tu ne cherches pas de travail. Pas besoin, c'est beau d'être rentier. Aucune contrainte, pas d'impératifs, une infinité de libertés et possibilités, dont tu ne feras rien, mais si tu en avais envie...
Les gens que tu connais, eux, sont au boulot. Ceux que tu ne connais pas aussi. Tu ne veux pas être un boulet, ni assumer leur regard, alors, petit à petit, tu les oublies. Le ménage par le vide. La vacuité de ta vie sociale, trop beau le parallèle avec tes journées !
Tu essayes de lire, mais ça demande une implication bien supérieure à ce que tu es capable de fournir. Les internets sont là pour pallier. Aucun effort, tu cliques, tu lis et tu oublies.
Pour manger autre chose que tes ongles, tu te fais à dîner. Toujours pas faim, mais ça donne, à nouveau, une impression de régulation à ta journée. Tu regardes tourner ton plat dans le micro-ondes, ça n'est pas moins constructif que de regarder ton écran.
Il ne fait pas encore nuit. Tu ne peux pas aller te coucher, ça ferait un peu trop loser. Tu regardes la télé, ce que tu t'interdisais tant que ça n'était pas l'heure (journée rythmée, journée gagnée !). Un épisode, deux épisodes, trois saisons.
Il commence à être tard, mais tu ne veux pas te coucher. Trop fatigué pour dormir, tu traines encore un peu sur le net. Les images, les mots. Tu existes, quelque part, sûrement.
Tu te diriges finalement vers le lit. Ça y est, tu sens que si tu fermais les yeux, tu pourrais y arriver. Tu te glisses sous la couette, avec le sentiment d'avoir accompli quelque chose de beau aujourd'hui (OU PAS), et tu t'endors.
Pendant quelques courtes heures, tu oublies, jusqu'à ce que tu ouvres les yeux, à nouveau bien avant le réveil.
Une nouvelle journée peut commencer.