Ce n'est qu'un au revoir
Pour citer ce grand penseur qu'est Chandler Bing, "ma mère a toujours été un cauchemar freudien". À chaque fois qu'elle me parle, je me sens comme une affiche Aubade : son regard n'arrête pas de glisser de mes yeux à mes pecs (oui, je suis comme ça, je place négligemment que j'ai le muscle pectoral développé), maman regarde-moi dans les yeux, j'ai dit les yeux.Bien sûr, je pourrais me faire des idées, mais je ne suis pas le seul à avoir remarqué la façon qu'elle a de me "bouffer des yeux", ça n'est pas de moi, ce qui prouve bien que j'ai raison, vu que c'est une citation -j'ai appris cette technique de rhétorique au bac.
Il y a aussi toutes ses petites phrases, du "Tu as pris avec la musculation (compliment innocent de maman), hmmm (HMMM, quoi !), j'aime bien je te verrais bien dans un clip de Shakira (phrase over-glauque qui fait passer Jocaste pour un exemple de moralité), au "tiens je t'ai pris ça comme ticheurte, c'est moulant, ils mettent ça à la télé ça met les muscles en valeur".
C'est facile, à chaque fois que je la vois, j'ai l'impression qu'il va me falloir une vingtaine de douches à l'acide pour me laver de tout cet inconscient libidineux qu'elle me déverse dessus -sans forcément s'en rendre compte, laissons-lui le bénéfice du doute.
Et le problème, c'est que je la vois beaucoup, vu qu'on n'habite qu'à quelques kilomètres l'un de l'autre. Il lui arrive souvent, maintenant qu'elle est à la retraite, de faire "de longues balades" au cours desquelles elle traverse la Marne, marche une petite dizaine de kilomètres, pour se promener - le hasard fait parfois bien les choses - pile dans mon quartier.
Glenn Close, sors de ce corps.
Quand je lui ai présenté Lapin, j'ai pensé qu'il servirait de dérivatif, et que la dose de iiiiick qui m'arrive dessus serait moindre. Mais non, ma mère a trouvé le moyen de doubler sa production d'inapproprié, nous appelant "mes deux papas", et se repaissant d'anecdotes sur notre vie de couple : "oooh, c'est de ce côté que dort David ?".
Et une nouvelle douche à l'acide pour se rincer. Un cauchemar freudien, comme je vous le disais.
Et puis récemment, le miracle s'est produit. Elle s'est rendu compte que sa vie sociale ne se limitait qu'à la boulangère et moi-même, et a donc fait le choix de déménager à Marseille, pour devenir voisine de sa nouvelle meilleure amie, rencontrée en vacances.
Joie ! (Parce que ça va lui faire du bien dans sa vie, pas parce qu'égoïstement je le vis comme une délivrance, PAS DU TÛT)
Elle et sa keupine ont acheté chacune un appartement sur plan dans un immeuble qui sera construit d'ici deux ans, un peu comme quand on précommande un blu-ray sur amazon, mais avec des moyens de grosse bourge, t'vois quoi.
Le jour où elle m'a appris cette terrible nouvelle, il a fallu que je jure sur toute une chiée de dieux et de livres sacrés que non, je ne le vis pas comme un abandon, et oui on viendra la voir dans son nouvel appartement, et on la laissera remonter sur Paris de temps en temps, tékaté comme disent les jeunes.
Mais ça n'a pas suffi, et la dernière fois qu'on l'a vue, elle nous a avoué être en pleine dépression.
- Vous comprenez, c'est la première fois que je vais être loin de mon fils !
Échange de regards avec Lapin. Elle a soixante ans, j'en ai trente-deux, la séparation devrait quand même être relativement vivable, d'un côté comme de l'autre. Allez Shoshana, deux baffes et snap out of it !
En fait, je me suis tu, et j'ai laissé à Lapin le soin de répondre :
- Tu sais, ça va aller, tu le laisses en de bonnes mains ton grand garçon...
C'est là qu'on a découvert une nouvelle facette de la personnalité de ma mère. Elle a regardé Lapin, m'a regardé, a souri, et puis :
- Non mais ça je m'en moque hein. Si je suis triste, c'est par rapport à moi, parce qu'il va me manquer à moi.
Non. Mais. Ça. Je. M'en. Moque. Wokay. Égoïste égoïste, de Chanel.
Curieusement, cette démonstration de pur égocentrisme enfantin a été plus touchante et moins glauque que tous ses compliments réunis.
L'amour maternel, un cauchemar freudien.